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SCOLASTIQUE

Contenu et périodes

Si l'on a pu faire partir des premiers temps du christianisme l'histoire de la méthode scolastique (M. Grabmann), c'est que le programme qu'elle se propose est effectivement très ancien : user de principes et d'instruments rationnels pour mettre en lumière, dans la foi chrétienne, toute l'intelligibilité qu'elle porte en elle, de façon à la faire valoir et à la défendre. Cette tâche suppose une conception précise des rapports entre la foi et la raison : soutien réciproque – selon l'adage augustinien : « Comprends pour croire, crois pour comprendre » – avec priorité de la foi – « Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas » (verset d'Isaïe, 7, 9, tel que le cite saint Augustin) ; rapport qui s'exprime encore dans le célèbre titre de saint Anselme : La foi en quête d'intelligence (Fides quaerens intellectum). Même la formule bien connue selon laquelle la philosophie est servante de la théologie (philosophia ancilla theologiae) remonte à la patristique grecque et, au-delà, au penseur juif Philon d'Alexandrie. Ces thèmes peuvent bien correspondre à un aspect capital de la scolastique, ils ne suffisent pas à la caractériser, puisqu'ils lui sont antérieurs. Il faut y joindre ce qu'impliquent pour le contenu les formes qu'on a présentées plus haut ; la quaestio et la somme, autant que la substitution des Sentences à l'Écriture comme texte théologique fondamental (vers 1230), consomment, cristallisent et codifient ce que le xiie siècle avait préparé : le passage au premier plan d'une lecture systématique du donné de la foi, par différence avec la lecture historique qu'impose le texte biblique. Dans le même sens, le large usage de la philosophie introduit dans la théologie une tension entre la nature et l'histoire, que les scolastiques éprouvent et tentent de résoudre diversement.

Il serait assez vain de tenter ici une énumération même des principaux scolastiques, car il est impossible de les caractériser suffisamment en quelques mots ; sous des dehors uniformes, la scolastique offre une assez grande variété (et, par exemple, l'aristotélisme y prend autant de visages qu'il y a de maîtres à l'utiliser). On peut y distinguer toutefois des époques et des crises, et d'abord une période de formation, à partir de 1230 environ, dont les principaux représentants (Guillaume d'Auvergne, Alexandre de Hales, Jean de La Rochelle) s'efforcent de lier les nouveautés aristotéliciennes et la tradition, augustinienne notamment, sans toujours voir clairement les problèmes que cela suscite. C'est aussi à ce moment qu'Albert le Grand, le véritable introducteur d'Aristote (et qui est loin d'être tout uniment aristotélicien), commence une carrière qui s'étendra sur quarante ans.

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Vient ensuite une période où apparaissent les œuvres « classiques » de Bonaventure et de Thomas d'Aquin, franciscain le premier, le second dominicain, qui meurent l'un et l'autre en 1274. C'est à ce moment, dans les années 1260, qu'éclate la crise « averroïste », qui met en cause la façon de traiter Aristote et peut s'interpréter comme une revendication de la philosophie en vue d'être entièrement autonome dans son ordre, aussi bien que comme un « conflit des facultés » des arts et de théologie. En 1270 et surtout en 1277, des condamnations ecclésiastiques frappent un certain nombre de thèses, aristotéliciennes notamment ; un renfort officiel est ainsi apporté aux nombreux théologiens qui admettaient mal la tentative de lier la philosophie grecque (et arabe) à la tradition chrétienne : le principe de la scolastique est donc attaqué à la fois sur la gauche et sur la droite.

Vers la fin du xiiie siècle, la scolastique change d'allure. Quant au fond, le souci, plus net et plus urgent, de refuser radicalement l'univers nécessaire des Grecs et des Arabes conduit à insister sur la contingence qu'implique la toute-puissance divine ; en découle la distinction entre la « puissance divine ordonnée » (potentia Dei ordinata), à laquelle se rattachent les lois de fait de l'univers, et la « puissance absolue » (potentia Dei absoluta), bornée par la seule non-contradiction. Ce concept, mis en avant par Jean Duns Scot († 1308), sera repris par Guillaume d'Ockham († vers 1350), qui s'en servira pour une critique rigoureuse de toute la théologie scolastique antérieure. Un changement s'opère aussi quant à la forme : le goût des développements équilibrés n'est plus ressenti, les commentateurs des Sentences choisissent volontiers quelques questions qu'ils développent au détriment des autres, selon les besoins de leurs problématiques propres. Notons que le schéma politico-religieux selon lequel le monde devrait être soumis à un pape et un empereur est de plus en plus contredit par la réalité (affirmation des États, crise conciliaire) ; d'autre part, l'esprit de la Renaissance commence à poindre (Pétrarque, † 1374). Les deux derniers siècles du Moyen Âge ne manquent pas de penseurs vigoureux (Maître Eckhart, † 1327 ; Jean de Ripa, seconde moitié du xive s. ; Nicolas de Cues, † 1464...) ; mais la scolastique, en tant que mouvement, n'a plus sa vigueur première.

Au début du xvie siècle, elle subit les coups de l'humanisme et de la Réforme. Érasme critique son « langage barbare », son ignorance des lettres et des langues, et surtout sa « contamination » par la philosophie païenne : « Quelles relations peut-il y avoir entre le Christ et Aristote ? » (lettre à Martin Dorp, 1515). Luther, qui connaissait bien les théologiens nominalistes de la dernière partie du Moyen Âge (notamment Gabriel Biel † 1495), énonce en 1517 une série de thèses contra scholasticam theologiam : « C'est une erreur de dire que sans Aristote on ne devient pas théologien. Bien au contraire, c'est seulement sans Aristote qu'on devient théologien. En bref, tout Aristote est à la théologie ce que les ténèbres sont à la lumière. »

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La scolastique survit en quelque manière à ces attaques, notamment avec Cajétan (†1534), un des principaux adversaires de Luther, et le jésuite Suarez (†1617), dont l'œuvre compte. En 1879, l'encyclique Aeternis Patris de Léon XIII sur la philosophie chrétienne et le thomisme suscite l'apparition d'une « néo-scolastique ». On ne voit dans tout cela rien qui soit comparable à la seule scolastique à qui l'histoire ait donné son moment légitime : celle du Moyen Âge.

— Jean JOLIVET

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  • : directeur d'études à l'École pratique des hautes études (Ve section, sciences religieuses)

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