Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

BARTHES ROLAND (1915-1980)

Barthes par Barthes

On comprendra que le texte ne se présente pas comme objet de discours scientifique et de théorie (comme l'était auparavant le signe), mais bien plutôt comme le générateur d'un discours métaphorique et subjectif, bref d'une écriture. « La pratique d'une écriture textuelle, dit Barthes, est la véritable assomption de la théorie du texte. » Entendons qu'il désigne ainsi la mutation personnelle qui l'a changé d'un simple « intellectuel » en un des « écrivains » les plus étonnants et les plus originaux de notre temps. Cette mutation est apparente dès 1970, avec L'Empire des signes, carnets d'explorateur issus des voyages que Barthes fit au Japon. Pris de passion pour ce pays qui le fascinait par l'élégance de sa sensualité, il s'attache, bien que n'en connaissant ni la langue, ni la culture, à lire celui-ci comme un texte et à analyser, avec le regard d'un ethnologue, les systèmes de signes qu'il y perçoit dans chaque spectacle du quotidien. Ce livre marque un tournant important dans l'œuvre de Barthes. On y voit en effet l’écrivain se dégager des appuis « scientifiques » auxquels il avait jusqu'alors recours (le marxisme, la linguistique ou la psychanalyse), abandonner le discours construit et continu de la dissertation pour un texte fragmenté et, plaçant le sujet écrivant sur le devant de la scène, se mettre pour la première fois à dire « je ». On comprend que Barthes ait pu dire que c'était là son ouvrage le plus « heureusement écrit ».

Ce retour de l'auteur s'affirme encore davantage lorsque, en 1971, les éditions du Seuil proposent à Barthes, comme une gageure, d'écrire pour la collection Écrivains de toujours, dans laquelle, vingt ans plus tôt, il avait publié Michelet, un « Roland Barthes par lui-même ». Cette offre séduit Barthes parce qu'elle correspond à sa recherche nouvelle qui est de mettre en scène le « sujet », d'étudier comment s'établissent ses goûts et ses dégoûts, ses pulsions et ses répulsions, comment se met en œuvre une fantasmatique. Roland Barthes par Roland Barthes n'est pas à proprement parler une autobiographie. Si l'auteur y parle de lui, il le fait avec une authenticité retorse qui se déjoue elle-même, beaucoup d'ironie et surtout une distance constante qui le fait se désigner tour à tour sous la forme du « je », du « il », du « vous » ou de ses initiales « R.B. ». Barthes nous en prévient d'emblée, en exergue : « Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman. »

Cette énonciation romanesque, qui permet d'entrer dans ce champ de l'imaginaire dont Barthes fait désormais le centre de sa réflexion, se poursuit en 1977 avec Fragments d'un discours amoureux où, cette fois, c'est « un amoureux qui parle et qui dit ». Autour des Souffrances du jeune Werther de Goethe qui sert de texte-tuteur, Barthes enchaîne par ordre alphabétique, sous forme de glossaire, les figures, les « épisodes de langage qui tournent dans la tête du sujet énamouré ». Il n'écrit pas un livre sur le discours amoureux, mais simule et met en scène le discours d'un sujet amoureux qui est en partie lui-même, en partie tout le monde, et dans lequel chacun peut se reconnaître.

Cette possibilité d'identification explique sans doute le grand succès de librairie que l'ouvrage rencontre, à la surprise de son auteur, dès sa parution. Certes, la prestation de Barthes chez Bernard Pivot, à « Apostrophes », en compagnie de Françoise Sagan, y a contribué. Mais le fait essentiel est que, tout au long de ces années 1970, ce ne sont pas seulement les thèmes d'analyse et l'écriture de Barthes qui ont changé, mais aussi son statut social : il est devenu un penseur et un écrivain à la mode.[...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : agrégé de lettres modernes, ancien élève de l'École normale supérieure

Classification

Média

Roland Barthes - crédits : Ulf Andersen/ Getty Images

Roland Barthes

Autres références

  • LE DEGRÉ ZÉRO DE L'ÉCRITURE, Roland Barthes - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 257 mots
    • 1 média

    Publié en 1953 aux éditions du Seuil, Le Degré zéro de l'écriture est le premier livre de Roland Barthes (1915-1980), qui ne s'était fait connaître jusqu'alors que par des articles (en particulier ceux qui seront réunis, en 1957, dans les Mythologies) donnés aux Lettres nouvelles...

  • ROLAND BARTHES (T. Samoyault)

    • Écrit par
    • 1 107 mots

    Le centenaire de sa naissance, le 12 novembre 1915, permet de redécouvrir Roland Barthes à travers plusieurs colloques, une exposition à la Bibliothèque nationale de France, où son frère a déposé ses archives en 2010, et des publications très variées : de l’Albumoù Éric Marty a réuni...

  • RHÉTORIQUE, notion de

    • Écrit par
    • 1 664 mots
    ...d'une part, les travaux menés sur l'histoire de la rhétorique par Marc Fumaroli (L'Âge de l'éloquence, 1980) ou par la nouvelle critique de Roland Barthes dès son séminaire de 1964-1965 ont contribué à mettre en valeur son rôle historique déterminant dans l'élaboration d'un certain nombre de...
  • AUTOBIOGRAPHIE

    • Écrit par
    • 7 517 mots
    • 5 médias
    Le même jeu de brouillage des instances énonciatives pratiqué par Aragon dans La Mise à mort (1965) a permis à Roland Barthes de déconstruire dans la forme les codes de l'autobiographie. L'alternance des points de vue, la fragmentation, l'utilisation carnavalesque des langages, la ...
  • BOUDINET DANIEL (1945-1990)

    • Écrit par
    • 542 mots

    C'est un Polaroid énigmatique de Daniel Boudinet qui ouvrait l'ouvrage de Roland Barthes sur la photographie, La Chambre claire (1980) : « La photographie – ma photographie –, écrivait Barthes, est sans culture : lorsqu'elle est douloureuse, rien, en elle, ne peut transformer le chagrin...

  • COMME UNE IMAGE (A. Jaoui)

    • Écrit par
    • 1 053 mots

    Lolita a vingt ans et se trouve « grosse », « moche », « nulle »… S'il est vrai que, lorsqu'elle essaie une robe dans la cabine d'un magasin, elle ne donne pas l'image filiforme que la publicité renvoie du corps de la femme, là n'est peut-être pas l'essentiel. Avec le même succès public, Agnès Jaoui...

  • Afficher les 33 références