RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE et RÉFLEXIONS SUR LA POLITIQUE (A. Thibaudet)
Il y eut des critiques heureux. La littérature secondaire n'a pas toujours été considérée comme le tombeau de l'inspiration ou – au contraire ? – comme sa légitime « relève ». Parce qu'il avait lui-même pensé, avant tout ses successeurs, le devenir particulier de cette étrange pratique – être toute la littérature quand celle-ci n'est plus rien –, Albert Thibaudet (1874-1936) avait pris soin de placer au sommet de l'édifice « la critique des Maîtres », celle des grands écrivains, donnant surtout par là des gages à une institution littéraire ravie de faire le plein de forts arguments : « Ce n'est pas à la base de Cromwell qu'il y a la préface de Cromwell ; c'est à la base de la préface de Cromwell qu'il y a Cromwell, de même que les tragédies de Corneille sont à la base de ses Discours et non l'inverse » (Physiologie de la critique, Nizet). Il ne serait cependant guère difficile de renverser l'argument, et de postuler le caractère « fondateur » de la littérature secondaire (voir à ce propos les travaux de Michel Charles, et notamment L'Arbre et la Source, 1985). Si Albert Thibaudet peut légitimement être considéré – notamment par Antoine Compagnon – comme le « dernier des critiques heureux », il doit cet insigne honneur autant à la mise en jeu d'un savoir immense qu'à un épicurisme légendaire ou à une tout aussi proverbiale facilité d'écriture.
D'abord philosophe, puis historien et géographe, ami de Bergson – à l'influence duquel il consacrera une somme : Le Bergsonisme –, de Gide ou de Valéry, magnifique commentateur de Mallarmé et de Flaubert, Thibaudet fut tout simplement, et pendant un quart de siècle, le meilleur critique de la N.R.F. à une époque (de 1912 à 1936) où, compte tenu de la saine émulation entretenue notamment par Jean Paulhan, ce premier prix de composition critique plaçait bel et bien son détenteur à une place de choix parmi les écrivains de son temps. Et il suffit de parcourir l'Hommage que la revue consacra à son critique en juillet 1936 pour prendre la double mesure de son éminence, et du vide que sa récente disparition laissait derrière elle. Comment expliquer un tel magistère ? Et comment justifier l'oubli qui suivit, ou tout au moins une aussi longue éclipse ?
Thibaudet croyait à la dimension créatrice de la critique, à l'égalité de tous les sujets et au dialogue qu'il entamait avec son lecteur. Son écriture chatoyante joue souvent sur et avec les mots, les antithèses et les chiasmes, les métaphores et les comparaisons de toute espèce. On « fait » du Thibaudet sans le savoir quand on répète après lui que « le xixe siècle, avec Chateaubriand, a débuté par la poésie de la religion [et qu'il] se clôt avec Mallarmé et ses disciples par une religion de la poésie » ; ou encore que « la poésie de Baudelaire, c'est la poésie de Sainte-Beuve, plus la poésie ». Quant aux « reprises » de phrases célèbres, elles abondent chez un auteur qui voyait dans « Madame Bovary [...] Vénus tout entière attachée à sa proie de village » ou qui, plus férocement, dénonçait une « critique aux doigts d'encre ». Dans sa Préface aux Réflexions sur la littérature (Gallimard, 2007), Antoine Compagnon insiste pour sa part sur l'élaboration d'« une critique en images » et rappelle le mot de Blanchot selon lequel Thibaudet avait « tendance à remplacer l'argumentation par la mise en valeur de similitudes ». Le changement de paradigme critique trouve sans doute ici l'un de ses premiers observateurs (et acteurs) majeurs. Thibaudet s'amuse, raille le dogmatisme de Brunetière et craint en effet « l'intellectualisme par-dessus tout ».
L'édition des Réflexions sur la littérature publiée par Antoine Compagnon et Christophe Pradeau comporte 144 articles, soit dix-sept de plus que la totalité des précédents volumes de « Réflexions » (sur la littérature, le roman, la critique) publiés par Jean Paulhan en 1938 et 1941. Elle n'est pas thématique mais chronologique, permettant de saisir dans leur bergsonienne durée la diversité des intérêts du critique, mais aussi et surtout l'insistance d'un corpus constitué très tôt. Une fois sa moisson faite, Thibaudet n'aura de cesse de revivifier une tradition littéraire et de pensée qui de Montaigne à Mallarmé, de Chateaubriand à Barrès, et de Flaubert à Bergson a su trouver chez son lecteur une oreille reconnaissante et complice : autre « paradigme », en effet. Dans le même ordre d'idées, il faut signaler la publication – toujours confiée à Antoine Compagnon – des Réflexions sur la politique (Robert Laffont, 2007) qui réunit, outre la série qui donne son titre au volume, Les Princes Lorrains (1924), La République des professeurs (1927), et Les Idées politiques de la France (1932). Thibaudet considérait la critique politique comme le prolongement de la critique littéraire. Histoire de terroir autant que d'idées, de géographie plus que d'histoire. On peut toujours se gausser du « provincialisme » de Thibaudet, mais cette forme d'« attention à l'unique », cette connaissance en profondeur de la singularité française lui a permis – notamment dans l'ouvrage de 1927 – de donner la meilleure photographie de la France sous la IIIe République. À une époque où le poids des mots comptait bien davantage que le choc des images, le critique littéraire ne sortait pas vraiment de son emploi : aucun spécialiste de science politique n'a jamais prouvé le contraire.
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Écrit par
- Marc CERISUELO : professeur d'études cinématographiques et d'esthétique à l'université Gustave-Eiffel, Marne-la-Vallée
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