RAISON ET SENTIMENTS, Jane Austen Fiche de lecture

Souffrance et réalité

Bien que semblant incarner le sens commun, le bon sens, la raison(Sense), Elinor ne manque pas de passion ni de feu intérieur ; quant à Marianne, tout en personnifiant la sensibilité (Sensibility), elle sait aussi faire preuve d’une remarquable intelligence. Leur relation repose sur le dialogue et la complicité, à la recherche d’un fragile voire inatteignable équilibre. Cette relation entre les deux sœurs se voit profondément mise à mal par les hommes qui les entourent, et ce roman, comme tous ceux qui suivront, est celui d’une résistance, par deux voies différentes, aux errements dont les protagonistes sont victimes. Marianne tombe amoureuse du parfait héros romantique, byronien, à qui Jane Austen attribue toutes les qualités – « Willoughby était un jeune homme doué de talents, d’imagination vive, d’esprit vif et de manières ouvertes et affectueuses » – jusqu’à ce qu’il disparaisse cruellement en quête d’une héritière plus riche. En miroir, Elinor éprouve secrètement une passion « raisonnable » pour Edward Ferrars, décrit par l’auteure comme dépourvu « des grâces particulières de sa personne ou de son adresse » et timide, « mais une fois sa timidité naturelle surmontée, son comportement donnait toutes les indications d'un cœur ouvert et affectueux ».

Sous des airs de comédie de mœurs, Raison et sentiments est un roman éminemment tragique : les deux tiers du livre résonnent du cri silencieux de souffrance de Marianne. Toute sa fougue, sa créativité, son originalité sont peu à peu purgées par l’absurdité du « sens commun ». D’un bout à l’autre de l’œuvre, elle incarne à son tour une forme de résistance – son prénom n’est pas sans évoquer la figure de la Liberté qui, depuis 1792, représentait la République française. Jane Austen ne délivre ici aucun jugement moral et nous laisse avec ce cri étouffé, ce deuil d’un amour n’ayant plus de lieu où se loger.

En faisant de la tension entre les expansions exaltantes de l’imaginaire et l’expérience souvent abrupte du réel le fil conducteur de son œuvre, Jane Austen affine et propose une nouvelle conception du roman, telle que les grands écrivains du siècle précédent (Samuel Richardson, Henry Fielding, Laurence Sterne) avaient commencé à le penser, non plus comme simple divertissement « fictif », codé et courtois, à l’instar de la romance précieuse héritée de Madeleine de Scudéry ou M^me de La Fayette, mais comme véritable exploration du réel. C'est précisément la grande avancée de Jane Austen que d'avoir refusé la romance gothique « à la Radcliffe », de s'être démarquée aussi de cette esthétique du détail que représentait pour elle le roman sentimental, afin d’étendre le domaine de la fiction romanesque et de lui donner ce rôle de révélateur des reliefs et des cavités de la nature humaine. Comme elle l’écrit dans L’Abbaye de Northanger (Northanger Abbey, 1817), « un roman, c’est […] une œuvre dans laquelle les plus grandes puissances de l'esprit sont déployées, dans laquelle la connaissance la plus approfondie de la nature humaine, la délimitation la plus heureuse de ses variétés, les effusions les plus vives d'esprit et d'humour, sont transmises au monde dans la langue la mieux choisie ».