PERSE Langues et littératures
Littérature moderne de l'Iran : ruptures et continuité
Au seuil du xixe siècle (xiiie de l'hégire), la Perse subit un bouleversement considérable, comparable, à certains égards, à la conquête arabe ou à l'invasion mongole : la pénétration de la culture occidentale. ‘Abbâs Mirzâ Qâdjâr fait installer les premières presses d'imprimerie typographiques à Tabriz (1811). Puis le procédé lithographique connaît un grand succès. Des groupes d'étudiants iraniens se succèdent en Europe.
Ainsi se constitue une élite pleine d'idées nouvelles qui jette un regard neuf sur son pays. Des écoles sont fondées sur le modèle européen (en 1851, le Dâr-ol Fonoun, la célèbre école polytechnique). E ‘temâdossaltaneh fait traduire des ouvrages scientifiques. Md.Tâher Mirzâ se met à traduire les romans d'Alexandre Dumas, Zokâ'-ol molk ceux de Jules Verne. Des dizaines d'œuvres romanesques introduisent petit à petit un goût et des genres nouveaux que s'emploient à diffuser les journaux et les revues littéraires récemment fondés.
Au contact de l'Occident et des idées révolutionnaires européennes, la Perse figée des Qâdjârs se disloque et un courant de libération se concentre autour du principe de la mashruteh (constitution). Des esprits forts comme Âkhund-zâdeh (1812-1878) dans ses Maktubât et ses Tamsilât, l'entretiennent et le développent depuis Tiflis ; Malkom Khan (1833-1908), depuis Londres, dans son journal Qânun ; Mirzâ Âqâ Khân Kermâni (1854-1896) et Asad-âbadi depuis Istanbul. Dans l'orbite de ces nouveaux intellectuels et sous leur influence naît une littérature nouvelle, constitutionnaliste, marquée par quelques œuvres d'un ton et d'un genre tout à fait originaux, qui sont comme les phares de cet Iran nouveau : Siyâhat-nâme -ye Ebrâhim Beyg de Z.-ol Marâqe'i (1839-1911), Ketâb-e Ahmad et Masâlek -ol mohsenin de ‘A.-ol R. Tâlebof (1834-1911), la traduction des Aventures d'Hajji Baba d'Ispahan de J. Morier par Mirzâ Habib Esfahâni (1835-1893) et les Čarand-parand d'‘A. A. Dehkhodâ (1879-1956) dans le journal Sur-e Esrâfil. Ces œuvres sont les signes précurseurs d'une littérature qui cherche de nouvelles voies.
La prose persane subit plus tôt que la poésie le choc de l'Occident, peut-être parce que, n'ayant pas autant qu'elle la faveur des lettrés persans, elle était plus réceptive et moins réticente aux transformations, mais surtout parce que les genres importés de l'Occident n'ayant pas d'équivalent dans la littérature classique, ils ne heurtaient pas des traditions multiséculaires. Ainsi, sous l'influence de Dumas, entre autres, naquirent à partir de 1910 les premiers romans historiques de Md. B. Khosravi, Sheikh Musâ Nasri, H. Badi', San'ati-zâdeh Kermâni et de bien d'autres, d'inégale valeur littéraire. L'écriture romanesque se cherche. Elle s'aventure également dans le roman social à partir des années 1920 sous la plume de M. Kâzemi, A. Khalili, J. Djalili ou de Md. Mas'ud Dehâti. Les derniers en date, encore dans les mémoires, mais sur le point de sombrer dans l'oubli, sont A. Dashti et Md. Hejjâzi.
La nouvelle, mieux que le roman, parce qu'elle est plus proche de genres narratifs typiquement persans, intégrant des traits constitutifs des récits classiques (hekâyat/historiette, conte, récit populaire), a trouvé en Iran un terrain d'élection. Sous l'impulsion de Sd. Md. ‘A. Djamalzadeh, qui donne le signal en 1921 avec Yeki bud -o yeki nabud, le genre atteint sa perfection dans les écrits de S. Hedâyat (1903-1951), maître inégalé (La Chouette aveugle, 1941), suivi de B. ‘Alavi qui explore les voies du réalisme social. Après 1945, sous l'influence des romanciers américains, les formes et les structures du récit évoluent dans d'autres voies. La littérature, dans ce genre où elle se développe à son aise, s'engage dans les luttes sociales du peuple iranien en lui permettant de prendre conscience de lui-même. S. Čoubak choisit le style naturaliste et se fait peintre des misères humaines et des marginaux. J. Âl-e Ahmad (mort en 1969), dans un style réaliste, renoue avec les formes du récit traditionnel. E. Golestân se distingue par sa prose rythmée. Beh-Âzin (E'temâdẑâdeh) se plonge dans l'étude des malaises sociaux. S. Behrangi (mort en 1968) retrouve la tradition du conte politique. B. Sâdeqi rappelle le réalisme et l'ironie mordante de Tchekhov, tandis que l'étrange et le fantastique d'Edgar Poe envoûtent les récits de Q. H. Sâ‘edi. Peu à peu, les techniques narratives évoluent. M. Kiyânoush introduit l'usage du point de vue interne ; H. Golshiri celui du monologue intérieur. D'autres suivent des voies moins aventureuses mais pourtant fécondes : F. Tonkâboni, l'observateur méticuleux et impitoyable des réalités socio-politiques ; 'A. Md. Afqâni, le Zola du bazar de Téhéran, dans des romans qui doivent encore beaucoup à Samak-e ‘Ayyâr ou Amir Arsalân ; les régionalistes A. Mahmud, le peintre du Sud, et M. Dowlat-âbâdi qui recrée la vie et l'histoire des gens du Khorassan dans une langue volontiers archaïsante, truffée d'idiotismes.
La poésie prit son nouvel essor bien après la prose. À la fin du xviiie siècle, elle avait été tentée tout d'abord de revenir sur ses pas et, par réaction contre le « style indien » trop précieux, elle se tournait à nouveau vers les classiques. L'on vit resurgir des Sa'di, des Hâfez, des Farrokhi et des Manutchehri au petit pied dans Sabâ (mort en 1822), Neshât Esfahâni (mort en 1828), For̂uqi (mort en 1857) ou Qâ'âni (mort en 1859) dont les vers délicats, quelque peu dépourvus de la fraîcheur de leurs modèles, tentaient de ressusciter un Iran disparu. Seul Yaqmâ (mort en 1859), le satirique, fit une originale exception.
Peu à peu, alors que se développe l'idée de liberté, que les critiques sociales fusent de partout et que prend corps le mouvement constitutionnaliste, une génération de poètes enflammés chante la patrie, le désir de liberté et de justice, prône un nouveau type de société où l'égalité des sexes, l'éducation et la science prennent une importance capitale. Les manifestes se multiplient dans les œuvres d'Adib-ol mamâlek (1860-1917), du nostalgique Bahâr (1860-1931), du violent Iraj (1874-1926), d'Âref-e Qazvini, le chantre populaire (1882-1934), d'‘Eshqi (1894-1924), le patriote révolutionnaire, de Dehkhodâ, le nationaliste, de Sd. Ashraf (1870-1933), le plus populiste de tous, l'éditeur de Nasim- e Shemâl, de Lâhuti (1887-1957), le politicien et militant communiste, de Farrokhi Yazdi, le poète révolutionnaire marxiste torturé par Rezâ Shâ. La poésie se fait proche de la vie, et si les formes évoluent avec lenteur, des thèmes tout nouveaux injectent un sang vivifiant. Le poète prend conscience de son rôle social ; il s'éloigne de la cour, il s'y oppose même et connaît le destin tragique des « maudits ».
Cependant, le grand tournant de la poésie moderne, c'est Nimâ Yushij (1897-1959) qui le prendra en 1921 dans Afsâneh, rejetant délibérément les conventions classiques. Dans sa poésie apparaît pour la première fois l'expérience du poète, portée par un lyrisme tout personnel qui trahit l'influence des romantiques européens. En tous points, la poésie nouvelle (she'r-e now) rompt avec la tradition : les images quittent leur orbite conventionnelle pour épouser l'expérience particulière. Le langage symbolique des classiques éclate dans un univers familier. Mètres et rimes subissent aux yeux des uns les ultimes outrages et pour les autres une métamorphose salutaire. Entre les conceptions classique et moderne se creuse un gouffre grandissant. À la suite de Nimâ, de jeunes poètes recueillent et poussent plus loin, chacun dans sa voie, l'héritage du maître : ce sont A. Shâmlou (1925-2000), l'inlassable forgeron de formes nouvelles, E. Shâhrudi (1925-2000), le familier de Dehkhodâ, H. Ebtehâdj (né en 1927) à la fois maître du style classique et poète engagé, S. Kasrâ'i (né en 1927), l'historien des grands mythes de l'Iran, M. Akhavân-Sâlés (1928-1990), l'héritier de la tradition du Khorassan. D'autres voies s'ouvriront avec S. Sepehri (1928-1980), qui réintègre la tradition soufi, avec N. Nâderpur (1929- 2000), l'impressionniste, avec l'intimiste F. Farrokhzâd (mort en 1967) et sa vibrante perception des grands drames de la condition humaine, Md. Atashi (1931-2005) et sa peinture émotive et colorée des tribus du Sud, Y. Royâ'i (né en 1931), fasciné par l'univers des formes et des structures, Md. ‘A. Sepânlou (né en 1938) et ses expériences folkloristes et dialectologiques ; chez E. Kho'i (né en 1938), la poésie se fait le véhicule de thèmes sociaux et de la spéculation philosophique. Md. R. Shafi‘i Kadkani (né en 1939) démontre l'intime continuité des poésies classique et moderne.
Quels nouveaux chemins s'ouvriront à la création littéraire ? Les bouleversements socio-politiques, le raz de marée idéologique de la révolution de 1978, les voix étouffées, la résistance héroïque des uns ou la fuite des autres jettent un nouveau défi à l'Iran. L'avenir dira comment il saura le relever.
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Écrit par
- Christophe BALAY : docteur ès lettres diplômé de langues orientales
- Charles-Henri de FOUCHÉCOUR : professeur à l'Institut national des langues et civilisations orientales
- Jean de MENASCE : directeur d'études à l'École pratique des hautes études
- Mohammad Djafar MOÏNFAR : docteur ès lettres, attaché de recherche au C.N.R.S., chargé d'enseignement au centre de linguistique quantitative de l'université de Paris-VI
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Médias
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