Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

LE JEU DE L'AMOUR ET DU HASARD (Marivaux) Fiche de lecture

L’épreuve de l’amour

Le succès du Jeu de l'amour et du hasard tient d'abord à son dispositif dramaturgique. Le procédé du travestissement n'est pas nouveau. Après Shakespeare, Corneille, Molière et beaucoup d'autres, Marivaux lui-même en a déjà beaucoup usé (La Double Inconstance, Le Prince travesti, La Fausse Suivante) et y recourra de nouveau par la suite (Le Triomphe de l'amour, L'Épreuve, La Dispute). Il est vrai qu'il offre de riches potentialités, tant du point de vue des spectateurs, avec qui il établit une complicité jubilatoire, que de celui des acteurs, dont la palette s'enrichit de ce « théâtre dans le théâtre ». À plus forte raison lorsque l'on a affaire, comme ici, à une double inversion des rôles, et donc à une quadruple méprise, selon une structure symétrique sur laquelle repose toute la pièce. Au reste, ce sont bien les six personnages qui, à un titre ou à un autre, jouent la comédie : aux deux couples viennent en effet se joindre Mario, complice de sa sœur dans le troisième acte, et Monsieur Orgon, véritable metteur en scène, deus ex machina bienveillant, sorte d'anti paterfamilias moliéresque tout dévoué au bonheur de ses enfants.

Ce faux-semblant généralisé, où tout trompeur est susceptible d'être trompé (Silvia et Dorante sont pris à leur propre piège) a sans doute une fonction critique plus que philosophique, comme ce pouvait l'être dans le théâtre baroque. Il s’agit en effet de montrer une « comédie humaine » où chacun se doit d'endosser les habits et d'obéir aux conventions de son statut, dans une société profondément inégalitaire et parfaitement figée. Encore faut-ilse garder ici de sur interpréter le propos de l'auteur. Lisette et Arlequin peuvent à bon droit se plaindre de la dureté de leur situation et profiter de l'échange temporaire des identités pour l'exposer à leurs maîtres, voire espérer en sortir, mais ils ne sont pas Suzanne et Figaro, qui ne feront leur apparition que près d’un demi-siècle plus tard chez Beaumarchais. Ils ne peuvent se départir (surtout Arlequin, issu de la Commedia dell'arte) d'une certaine trivialité, et ne sauraient s'élever au-dessus de leur condition, du point de vue du langage comme de celui du comportement, que sur un mode parodique. À l'inverse, ce sont bien les « manières » de Dorante perçant sous l'apparence de Bourguignon qui séduisent Silvia, et réciproquement.

Ressort essentiel de la pièce, le quiproquo a aussi et surtout une fonction interne, paradoxale, de dévoilement. En cela, il peut être compris comme une métaphore du théâtre : c'est par la dissimulation, la feinte, le mensonge que la vérité – ici celle des cœurs – se révèle. C'est pourquoi, contrairement à ce qui a pu être reproché à Marivaux à l'époque, l'acte III n'est nullement superflu : Silvia, qui sait désormais que Bourguignon est en réalité Dorante, que celui pour lequel elle a éprouvé un coup de foudre improbable est bien de son rang, autrement dit que passion et raison sont conciliables, doit à présent s'assurer qu'elle est authentiquement aimée. Le jeune homme devra donc surmonter une double épreuve : celle de la pseudo-rivalité avec Mario et, surtout, celle du déclassement que constituerait le mariage d'un maître avec une femme de chambre. Il y parviendra, mais l'heureux dénouement n'en laissera pas moins subsister quelques points obscurs. D'une part, c'est à Dorante et à lui seul qu'il revient de prendre le risque de la mésalliance : on ne saura jamais si Silvia aurait osé cette transgression, mais il est permis d'en douter. D'autre part, c'est après avoir appris, à sa grande surprise, que Lisette (qu'il prend toujours pour Silvia) est prête à épouser Arlequin, que Dorante se décide à son tour, et non sans hésitations, à demander[...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

Classification