RÉDA JACQUES (1929-2024)
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Un art de durer
Ce long cycle des déambulations et des pèlerinages amplifie le thème du recommencement qui traversait déjà l’œuvre lyrique de Jacques Réda, de son exposition dans la première phrase de La Tourne jusqu’à la grande « Fugue »de Démêlés (2008) s’achevant par ces mots : « je continue ». L’initiation à la beauté de l’heure est inachevable, toute atteinte d’un bord ou d’un cœur du monde ne faisant que marquer une nouvelle ligne de départ. Au-delà de l’optimisme enseigné par Cingria (« Après, il y aura autre chose »), le secret de ce dynamisme inextinguible ne saurait être que rythmique. S’il s’agit d’ailleurs d’un secret, Réda ne s’est lassé ni de le livrer lui-même, ni d’en célébrer l’illustration originale sous la forme du swing. De ces rythmes jubilatoires, « clos sur la délectation de l’instant », il sut extraire la formule paradoxale d’un art de durer, dans la résurrection d’un continuel présent.
Ni Count Basie, ni même Duke Ellington ne furent pourtant tenus par lui pour d’aussi hauts maîtres de cet art que l’Univers, toujours en lutte contre les forces du désordre et du néant, et triomphant à chaque instant grâce au concours indéfectible du rythme, ordonnateur des bonds et des rebonds de l’énergie. Il conviendrait ainsi de lire comme une lettre d’admirateur la Lettre sur l’univers et autres discours en vers français (1991) ou de disciple restituant la leçon dans des poèmes où le vers régulier recouvre (mais ludiquement) la vocation proprement « métrique » de mesurer les connaissances humaines, que lui assigna la tradition perdue de la poésie scientifique.
La poésie scientifique de Jacques Réda, de la Lettre sur l’univers à Rythme, chaos, mythologies (2018), s’attachera toujours plus à reconnaître derrière les phénomènes célèbres de la physique contemporaine – tels que vulgarisés par Stephen Hawking, James Gleick ou Werner Heisenberg – l’action rythmique et continue d’un seul principe « qui est à soi-même commencement et fin du même battement entretenu par la force motrice de sa syncope » (Battement, 2015). Dans ce basculement incessant où la marche du temps échappe de justesse à sa binarité mortelle, se perpétue « la danse de l’unité », valse cosmique dont le poète s’est plu à rapprocher le rythme de toute conception ternaire (chrétienne, ou autre) d’un ordre profond de l’univers.
Une métaphysique sincère s’enhardit ainsi au long des volumes de la Physique amusante, inséparable d’une poétique profuse, délivrée de toute autre contrainte que celles qu’elle restaure, et de toute ambition ou de tout complexe d’intensité par la conviction qu’un poète n’est autre chose que le médium d’une langue, dont il assume selon son temps la chance et le destin. Quel avenir pour la cavalerie ? Une histoire naturelle du vers français (2019) déploie cet argument dans une perspective historique. Dès 1989, du reste, Retour au calme sonnait comme la sortie volontaire d’une course où la modernité, à bout de négations, de manifestes et de fulgurances, reste pourtant soumise à l’injonction rimbaldienne d’être « en avant ».
Mais, au-dessus de toute amertume face au déclin de la poésie, des langues, voire de l’espèce humaine dont il apercevait non moins que tant d’autres les signes probants de perdition, l’idée que la seule authentique histoire du monde est celle où « tout a lieu en même temps et pour toujours », préservait Jacques Réda des cauchemars de l’avenir aussi bien que des mirages du passé. Cette intuition s’est faite dans ses dernières œuvres de plus en plus pressante et de plus en plus fervente, excluant presque tout autre thème d’inspiration. Elle a relevé pour finir d’une confiance dans un univers où « tout se tient », au sens le plus enfantin et le plus religieux du mot, sans impliquer une quelconque profession de foi. C’est de[...]
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Écrit par
- Pierre LOUBIER : maître de conférences en littérature française à l'université Paris-X Nanterre
- Alexandre PRIEUX : auteur
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