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GÉNÉRALISATION DE L'INSTRUCTION

La généralisation de l'instruction, en France comme ailleurs, a été promue pour des raisons différentes, voire concurrentes, à partir du xviiie siècle. Et la nature de cette instruction à généraliser est l'objet d'un débat récurrent.

S'agit-il avant tout de la participation au développement technico-économique telle que l'envisage la théorie néo-classique dite du « capital humain », apparue dans les années 1950 dans le monde des économistes anglo-saxons ? L'argument est déjà présent un siècle plus tôt dans les préoccupations de Victor Duruy, ministre de l'Instruction publique à la fin du second Empire : « Par le développement de l'enseignement, nous répondrons à une nécessité impérieuse de la nouvelle organisation du travail ; nous irons à tous les degrés de l'échelle sociale pour mettre l'homme en valeur : c'est un capital, et le plus précieux de tous » (1866).

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S'agit-il de prendre acte de l'instauration du suffrage universel ? Les attendus du projet de loi d'Hippolyte Carnot, ministre de l'Instruction sous la IIe République, de février à juillet 1848, sont on ne peut plus clairs : l'enseignement primaire est rendu obligatoire pour tous « parce qu'un citoyen ne saurait être dispensé sans dommage pour l'intérêt public d'une culture nécessaire au bon exercice de sa participation personnelle à la souveraineté ». Le suffrage universel paraît donc appeler à l'évidence l'instruction obligatoire universelle, parce que chacun se retrouve « co-souverain », et que le « souverain » – collectif – ne sera éclairé que dans la mesure où tous ses membres le seront.

S'agit-il de diffuser les « Lumières » à tous ? Sans céder outre mesure à la tentation de retrouver une origine unique à cet axe fondamental de la « modernité » qu'est l'éducation, on peut sans aucun doute tenir le moment des Lumières et de la Révolution française comme un tournant majeur, mais non dépourvu d'ambiguïté. Premier « plan d'éducation nationale », l'Essai d'éducation nationale publié par La Chalotais, en 1763, souligne en effet que « le bien de la société demande que les connaissances du peuple ne s'étendent pas plus loin que ses occupations ». Et Voltaire l'en félicite : « Je vous remercie de proscrire l'étude chez les laboureurs. Moi qui fais cultiver la terre, je présente requête pour avoir des manœuvres et non des clercs tonsurés. » Le célèbre discours de Rabaut Saint-Étienne à la Convention, en décembre 1792, est lui aussi suggestif : « Il faut distinguer l'instruction publique de l'éducation nationale. L'instruction publique éclaire et exerce l'esprit ; l'éducation nationale doit former le cœur ; la première doit donner des lumières et la seconde des vertus [...] ; l'éducation nationale est l'aliment nécessaire à tous ; l'instruction publique est le partage de quelques-uns »...

Finalement, l'une des raisons majeures invoquées au xixe siècle pour l'extension de la scolarisation reste bien le souci d'assurer l'ordre socio-politique en place. Cela peut se faire sans fard, comme dans la première « Lettre aux instituteurs » signée de Guizot, alors ministre de l'Instruction publique, pour expliquer le sens de sa loi de 1833, qui rend obligatoire la tenue d'une école primaire de garçons dans chaque commune : « L'instruction primaire universelle est désormais une des garanties de l'ordre et de la stabilité sociale. » Et les mêmes préoccupations présideront à l'obligation pour chaque commune d'ouvrir une école de filles dans la loi Falloux de 1850 : « Si l'on remarque que l'on trouve toujours des femmes dans les émeutes, qu'elles sont souvent les premiers fauteurs de désordre [...], on comprendra mieux combien il importe de propager l'instruction primaire parmi les personnes du sexe féminin. » (Journal général de l'Instruction publique, 1847).

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Mais quelle instruction ? De quel « niveau » ? Le comte de Falloux refuse que l'instruction primaire soit rendue obligatoire pour tous, car elle serait prise dans un cercle infernal : « Quelle partie de l'enseignement rendrait-on en effet obligatoire ? Demandez-vous beaucoup ? Vous imposez une rigueur excessive. Demandez-vous peu ? Vous abaissez le niveau de l'enseignement général. » Une génération plus tard, Jules Ferry, dans sa loi de 1882 qui rend l'instruction obligatoire pour tous, dénoue le nœud gordien en déplaçant la question : « Il ne s'agit pas d'embrasser tout ce qu'il est possible de savoir, mais de bien apprendre ce qu'il n'est pas permis d'ignorer. » (Instructions officielles de 1882).

Aujourd'hui encore, le problème de fond à résoudre n'est pas celui du « niveau » (qui est la vision d'« en haut », peut-être « de haut »), mais de faire que chacun et chacune maîtrise « ce qu'il n'est pas permis d'ignorer », ce qu'il n'est plus permis d'ignorer au xxie siècle.

— Claude LELIÈVRE

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Écrit par

  • : professeur d'histoire de l'éducation à l'université de Paris-V-Sorbonne

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