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ÉCONOMIE MONDIALE 1990 : de l'euphorie à la crainte

Le risque d'un Pearl Harbour industriel

Trouvant au Royaume-Uni une tête de pont particulièrement commode, l'industrie nippone y consolidait sa position en se rendant maîtresse de l'informatique britannique par l'achat d'I.C.L. Le thatchérisme concluait ainsi sa dixième année de règne sans partage par l'abandon quasi total à l'étranger des fleurons de l'industrie d'outre-Manche, montrant moins de réticence encore lorsque les acquéreurs étaient japonais ou américains, comme Fujitsu et Mitsubishi, ou A.T.T. et Motorola, que lorsqu'ils étaient européens, comme Thomson ou Siemens.

Il se confirmait par là que la véritable guerre que se livrent Américains et Japonais dans le domaine de l'électronique devait se jouer sur le continent européen. Jusqu'à la fin des années 1980, les Japonais avançaient cachés (par le biais d'accords de technologie et de la vente de gros ordinateurs). Ils ne craignent plus à présent de s'affirmer à visage découvert, implantant leurs usines et achetant des pans entiers des industries occidentales.

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Les difficultés financières importantes annoncées en 1990 par le puissant groupe néerlando-européen Philips ont résonné, à cet égard, comme un coup de tonnerre dans un ciel qui n'était d'ailleurs plus très serein pour ceux qui savaient l'observer avec attention et objectivité. Les polémiques et les atermoiements suscités par la télévision à haute définition (T.V.H.D.) avaient déjà donné le ton depuis plusieurs mois : alors que l'Europe se montrait incapable de rassembler ses forces et ses compétences pour réaliser ce projet de télévision du futur, à haut potentiel commercial, mais aussi à implications majeures en matière de défense, le Japon et les États-Unis engageaient sans retard d'énormes moyens dans leurs projets respectifs. De son côté, un Royaume-Uni largement nipponisé dans son industrie automobile et dans son informatique posait de délicats problèmes à la C.E.E., en permettant aux Japonais de contourner les protections communautaires et de pénétrer la recherche européenne la plus avancée dans le cadre des programmes Esprit et Eurêka, lesquels constituent la seule politique industrielle de Bruxelles, qui, pour le reste, ne connaît d'autre doctrine que le libéralisme généralisé et l'ouverture systématique des frontières. On a vu ainsi poindre l'une des menaces les plus graves pour l'union européenne, et qui pourrait à terme la condamner. Curieuse conception de l'indépendance nationale que celle qui consiste à préférer l'abandon de pans entiers du patrimoine national entre les mains d'intérêts extra-européens à la mise en œuvre de synergies entre pays voisins. Certains gouvernants européens s'y résigneraient aisément, semble-t-il, et verraient assez bien un Yalta de l'informatique européenne, suivi d'un Yalta de l'industrie européenne dans son ensemble.

Comme l'a indiqué le Premier ministre français, Michel Rocard, lors de sa visite au Japon en juillet 1990, l'Europe ne rejette pas les investisseurs ni les produits japonais, elle les accueille dans le cadre d'une réciprocité qui est encore loin d'être respectée du côté nippon. Cette conception, activement défendue par la France, a commencé à rencontrer un écho favorable dans les milieux bruxellois réveillés par la brutalité de certains raids japonais. L'Europe subira-t-elle un Pearl Harbour commercial ? Il ne tient qu'à elle de l'éviter, et plus particulièrement à ses industriels auxquels ne peuvent se substituer sans cesse pouvoirs publics nationaux et autorités communautaires. C'est le point de vue qu'exprimait clairement, en août 1990, Filippo Maria Pandolfi, vice-président de la Commission responsable de la recherche, lorsqu'il affirmait notamment : « Il y a des restructurations, des rationalisations à opérer, des synergies à susciter ; les réponses données aux mutations technologiques sont insuffisantes. Il faut du courage et de l'imagination. Si l'industrie européenne n'effectue pas cette démarche, les autres la feront pour elle, si bien que le centre de gravité de notre industrie se déplacera hors d'Europe. Pour l'instant, la bonne réponse à donner aux Japonais, c'est le développement de notre recherche. »

L'ouverture des frontières ne saurait être en effet poursuivie sans s'accompagner de politiques communes dans les domaines de la recherche, de la science et de l'industrie. Dans cet esprit, les Douze ont mis en œuvre en 1990 un programme quinquennal de recherche de 14 milliards de francs, contre 9 milliards pour les cinq années antérieures. Les rivalités de clocher ont paru s'estomper : la Commission qui, au début, regardait avec scepticisme le programme Eurêka de coopération industrielle dont la France avait pris l'initiative en 1985 s'y est engagée désormais de façon significative en finançant la conception, la fabrication et l'utilisation de circuits intégrés de la nouvelle génération : ce projet, baptisé Jessi, devait mobiliser vingt et un mille personnes jusqu'en 1996. La Communauté européenne s'est également engagée dans un projet de réseaux télématiques transeuropéens et de logiciels de calcul à haute performance.

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Pour s'opposer à la menace japonaise s'est aussi affirmée l'idée de développer la coopération avec les États-Unis. Des rencontres exploratoires ont été lancées en ce sens en 1990 ; elles ont permis d'envisager la mise sur pied d'une « task force » commune et devaient aboutir à des conclusions plus précises lors d'une conférence ministérielle C.E.E.-États-Unis réunie en novembre à Bruxelles.

Mais cette stratégie ne paraît pas non plus dépourvue de tout danger. La coopération avec I.B.M. ne risque-t-elle pas de placer l'informatique européenne sous la coupe du géant américain ? C'est la crainte alors ressentie en France devant l'accord passé par Siemens avec I.B.M., alors que les milieux communautaires s'y montraient plutôt favorables. Une tentation plus ou moins secrète anime en effet certains pays membres et commence à poindre en Allemagne, unification aidant : celle de chercher le salut « chacun pour soi », par des voies qui ne pourront, en réalité, que favoriser des intérêts extraeuropeens.

L'Europe n'échappera à ce danger et ne sauvegardera sa personnalité que si elle est capable de définir rapidement une politique cohérente et constructive vis-à-vis du Japon. Les Japonais sont passés maîtres, en effet, dans l'art de jouer des contradictions internes de leurs partenaires commerciaux. Les États-Unis eux-mêmes ont souffert de ne pas avoir un centre d'impulsion unique dans leur politique économique avec le Japon. N'a-t-on pas vu des représentants d'un État s'élever au Congrès contre la montée de la puissance économique japonaise tandis que le gouverneur du même État se trouvait en visite au Japon pour essayer d'attirer chez lui les investisseurs locaux ? De même, l'industrie aéronautique américaine a tenté de s'opposer aux transferts de technologie susceptibles d'accompagner un projet nippo-américain d'avion du futur alors que Boeing négociait dans le même temps un financement japonais pour le lancement d'un nouvel avion commun.

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Il est clairement apparu, tout au long de l'année 1990, que les Japonais n'hésitaient pas à utiliser la faiblesse assez exceptionnelle du yen comme une arme commerciale. Cette attitude ne pouvait qu'envenimer les discussions au sein du G.A.T.T., qui n'ont pas réussi à sortir de l'ornière lors des rencontres qui eurent lieu à Genève durant l'été. Tout au plus établirent-elles un programme de travail pour les quatre derniers mois de la négociation dite de l'Uruguay Round, mais sans aborder le moins du monde le débat sur le fond ni produire le moindre résultat concret.

Un contexte plus difficile

On comprend que les pays en développement n'aient guère été satisfaits d'une telle situation : les dossiers qui les concernent, tels que la libéralisation des échanges de textiles, ont été à peine ouverts en 1990. Aussi leurs représentants étaient-ils nombreux à exprimer une fois de plus leur amertume, tandis que le représentant suisse au G.A.T.T., David de Puri, se bornait à prendre acte de ce que « les deux Grands ne sont pas prêts à négocier ». On espérait toutefois que la rencontre prévue en octobre permettrait de débloquer la situation et que le marchandage final pourrait enfin avoir lieu. Mais rien n'était moins sûr, tant les principaux partenaires paraissaient peu préparés a consentir les concessions indispensables ; comme pouvait le faire ainsi remarquer un diplomate de l'Association européenne de libre-échange (A.E.L.E.) : « Les Américains proclament des ambitions élevées, veulent tout et tout de suite, mais font ensuite marche arrière parce qu'ils se sont trouvés en porte à faux par rapport à leur propre législation. C'est frappant dans le débat sur le renforcement de la propriété intellectuelle. »

La position américaine sur la libéralisation des échanges de textiles (instauration de quotas globaux s'appliquant de la même manière aux pays industrialisés et aux pays en développement) est unanimement considérée comme absurde. Le gouvernement américain ne voulait cependant pas en démordre, de peur d'irriter encore davantage le Congrès au moment où celui-ci cherchait à renforcer une législation déjà très protectionniste ; Washington retardait ainsi l'ouverture d'une négociation sur les modalités de démantèlement de l'accord multifibres, lequel permet aux pays industrialisés, par dérogation aux règles du G.A.T.T., de limiter leurs importations de produits textiles et d'habillement en provenance des pays à faible coût de fabrication.

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Le protectionnisme sera-t-il finalement le plus fort ? La question dominait les esprits en cette année 1990. La réponse était loin d'être simple, comme l'a bien montré un colloque organisé en juin à Amsterdam à l'occasion du trentième anniversaire de la Chambre de commerce internationale. L'homme d'affaires suédois Peroy Barnevik, qui dirige le groupe germano-suisse Brown-Boveri, a bien résumé ces contradictions en déclarant notamment : « Même si les entreprises font tout ce qu'elles peuvent individuellement pour obtenir protection et avantages, je pense pouvoir dire que la tendance de fond chez la plupart des industriels est en faveur du libre-échange ; la raison en est simple : un monde de libre-échange multiplie leurs occasions de faire des affaires. » Mais l'importance des déséquilibres entre, d'une part, le Japon et, de l'autre, l'Amérique du Nord et l'Europe constituait une menace sérieuse, car, toujours selon Peroy Barnevik, « le plus grand des obstacles au libre commerce, c'est tout simplement qu'il existe au Japon un nombre très élevé de producteurs capables d'offrir une marchandise de haute qualité à bas prix ».

La parade à la menace d'une stagnation des échanges entre les trois pôles majeurs de l'industrie internationale réside dans l'activité des grandes entreprises qui ont le marché mondial pour horizon. Aussi font-elles pression sur les gouvernements pour qu'ils concluent positivement les négociations commerciales de l'Uruguay Round ; elles font valoir que le respect et la consolidation des règles fondamentales du G.A.T.T. sont plus que jamais nécessaires pour faire barrage aux inquiétantes menaces protectionnistes. Si l'on ne craint guère, en 1990, que celles-ci dégénèrent en une guerre commerciale comparable à celle des années 1930, la multiplication des restrictions dites « volontaires », mais souvent imposées au gré des rapports de forces entre puissances économiques dominantes, incite à prévoir que les échanges se développeront désormais dans un contexte plus étroitement administré et plus durement négocié, donc plus difficile, que par le passé.

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Écrit par

  • : directeur de cabinet du président du Conseil économique et social.

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