DÉTERMINISME
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Liberté humaine et nécessité naturelle
Selon Bloch et Wartburg (Dictionnaire étymologique de la langue française), le mot déterminisme n'apparaît en français qu'en 1836. Mais il est plus ancien en allemand, où il appartient au vocabulaire de la théologie et de la philosophie morale (Determinismus).
Dans le réseau contradictoire des échanges de significations et de problèmes, qui vont de l'idéologie à l'activité scientifique et qui retournent de celle-ci à celle-là, en passant par les usages philosophiques, l'histoire même du mot est un fil conducteur essentiel. Émile Littré, positiviste de stricte obédience, ne l'inclut pas dans son Dictionnaire de la médecine (écrit en collaboration avec C. Robin). Dans le Dictionnaire de la langue française (1872), déterminisme est borné à son sens métaphysique (« négation de la liberté des actes de l'homme »). Mais dans le supplément de 1878, Littré mentionne le « déterminisme physiologique », après avoir écrit, dans un article nécrologique où il tentait de mettre en valeur les points d'accord entre les philosophies biologiques de Comte et de Bernard : « Déterminisme, mot de l'ancienne métaphysique que Claude Bernard a introduit en physiologie. » Cette migration théorique va de la philosophie classique allemande (plus précisément du leibnizianisme) à la physiologie française.
Pour Leibniz, dans le cadre d'une harmonie préétablie qui combine le point de vue « local » (le dynamisme spontané des substances individuelles) et le point de vue « global » (création et conservation du « meilleur des mondes possibles »), on peut affirmer rigoureusement que « le présent est gros de l'avenir », avec la même nécessité logique que le sujet implique ses prédicats. Le cours des choses est régi par la combinaison optimale du principe logique d'identité (ou de contradiction) et du principe de causalité (ou de raison suffisante). Notons que ce point de vue, préformationniste et dynamiste, s'affirme contre le spinozisme, qui est taxé de fatalisme. Leibniz peut ainsi « sauver » simultanément la puissance divine et la liberté humaine, dans une économie du Tout qui justifie l'existence du mal par son inclusion dans un bilan final « globalement positif ».
Spinoza, lui, pour qui le mal n'a aucune existence réelle, et pour qui « il doit y avoir nécessairement une cause positive pour laquelle existe (et agit) toute chose existante », écrivait cependant : « En aucune façon je ne soumets Dieu au destin : mais je pense que tout découle de la nature de Dieu avec une inévitable nécessité. » Mais, ailleurs, il note : « Dieu est par essence absolument indéterminé et tout-puissant. » Paradoxalement l'indétermination de la nature divine signifie que la nécessité des enchaînements de cause à effet ne comporte aucune limitation. C'est le rigoureux immanentisme de la métaphysique spinoziste, refusant toute transcendance, identifiant Dieu à la Nature conçue comme une totalité dynamique et une hiérarchie infinie de formes d'individualité, qui explique cette double affirmation. Pour Spinoza, comme plus tard pour Hegel ou Marx, la liberté n'est ni la négation de la nécessité, ni même sa simple conscience (comme dans le stoïcisme), mais sa connaissance active, elle-même partie de l'enchaînement des causes naturelles. Notons que, au xxe siècle, c'est vers Spinoza que se retournera Einstein pour expliciter sa conception du monde physique.
Un passage de Kant, dans la Religion dans les limites de la raison (1793), montre que déterminisme a toujours alors le sens de « prédétermination », sinon de prédestination : il s'agit de savoir si la volonté est libre, c'est-à-dire si l'acte, au moment de l'action, est au pouvoir du sujet, ou s'il a ses raisons nécessaires dans le temps précédent, selon le schème de la causalité. Affirmer le déterminisme, ce serait affirmer que le cours de l'action humaine est fixé d'avance, et constitue un enchaînement causal naturel. Tout choix apparemment libre, vécu comme tel, s [...]
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l’article se compose de 15 pages
Écrit par :
- Étienne BALIBAR : maître assistant à l'université de Paris-I
- Pierre MACHEREY : maître assistant à l'université de Paris-I
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Pour citer l’article
Étienne BALIBAR, Pierre MACHEREY, « DÉTERMINISME », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 20 mai 2022. URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/determinisme/