DAVID SMITH, SCULPTURES 1933-1964 (exposition)
On attendait depuis longtemps en France une exposition consacrée au sculpteur américain David Smith (1906-1965) : le Musée national d'art moderne-Centre Georges-Pompidou l'a finalement présentée du 14 juin au 21 août 2006, après qu'un jalon décisif a été posé avec l'installation de la sculpture monumentale de l'artiste, Primo Piano II, au jardin des Tuileries, à l'initiative d'Alain Kirili.
Comment la monumentalité où excelle David Smith et la tension qu'il aime à susciter avec l'architecture ou avec l'espace naturel du paysage, qu'exprime justement Primo Piano, pouvaient-elles ne pas être trahies dans le cadre de l'exposition ? Il faut souligner ici la réussite quasi totale de la présentation : le parti pris fut de ne pas segmenter l'œuvre et de la donner à voir d'un seul coup d'œil dans une large et unique pièce où les œuvres étaient alignées, exactement comme dans le musée de plein air que constitue le champ des sculptures disposées par l'artiste lui-même, dans la campagne de Bolton Landing (N.Y.) entre l'atelier de peinture et l'atelier de sculpture. Le dispositif soulignait les points forts de Smith : une sculpture transparente où l'espace a autant d'importance que la masse, une fausse frontalité qui ne calque nullement le revers sur l'endroit, mais présente plutôt des configurations spatiales sans cesse changeantes ; donnant à la sculpture un caractère de motilité que le spectateur ne fait que lui emprunter, le temps d'une circonvolution. Sans doute la longue plinthe surbaissée sur laquelle étaient placées les sculptures avait-elle un peu l'inconvénient de faire trébucher l'admirateur tout au plaisir de sa découverte, et d'évoquer une installation d'esprit minimaliste à la Don Judd, disposant en ligne ses propres « objets spécifiques » dans son grand atelier-musée de Marfa. Mais elle rappelait surtout le goût de David Smith pour l'espace de l'usine, les plates-formes où il disposait œuvres et outils, et aussi pour les voies ferrées permettant de transporter les sculptures les plus lourdes, comme celles qu'il réalisa à Voltri en Italie, au début des années 1960.
Si l'exposition restera en mémoire comme une des belles réussites de la présentation de la sculpture (un exercice toujours difficile), elle constitue aussi un rattrapage. Car le moins qu'on puisse dire est que la sculpture de David Smith, qui entretint pourtant un dialogue fécond avec les plus grands sculpteurs européens, comme Picasso, González ou Giacometti, pour ne rien dire des constructivistes, était injustement méconnue en France. Le M.N.A.M. sut saisir l'opportunité d'une exposition conçue par Carmen Gimenez pour le musée Guggenheim de New York et qui alla par la suite à la Tate Gallery de Londres, pour porter enfin le sculpteur à la connaissance du public français grâce à l'aide de Candida Smith et de Peter Stevens, le directeur de la fondation David Smith, qui veillent aux destinées de l'œuvre dans le monde.
Le catalogue est, de ce point de vue, précieux, qui donne un bon aperçu en français de la richesse de l'œuvre. On peut cependant regretter que l'excellent essai de Michël Brenson n'ait pas été repris dans la version française et que la bibliographie, conséquente, en langue anglaise (outre Brenson déjà cité, on peut penser à Rosalind Krauss et Karen Wilkin) n'ait pas suffisamment été prise en compte. Carmen Gimenez, la commissaire générale, rappelle que Smith fut tôt mis en contact par John Graham avec des reproductions photographiques d'œuvres de Picasso publiées dans la revue Cahiers d'art, ainsi qu'avec la sculpture en métal de Gargallo et González – dans laquelle il puisa son puissant sens du dessin dans l'espace. À travers la revue surréaliste Minotaure, il connut les espaces hantés de Giacometti, comme le Palais à quatre heures du matin (1932) qui inspira Interior et Interior for Exterior, ou encore Home of the Welder. Carmen Gimenez insiste aussi sur l' « ensemble conséquent de dessins » qui accompagne le travail du sculpteur. Les contributions de la version française du catalogue apportent un bel éclairage sur la place de David Smith dans l'art américain du xxe siècle. Dominique Fourcade souligne que si celui-ci n'a pas eu le bonheur de connaître Rodin ou Matisse, cela ne lui aurait pourtant rien apporté de décisif, tant l'énergie qui se dégage de la « circularité, le génie de Smith » et des effets de contestation du cadre est déjà convaincante : à preuve une très riche analyse de Projection in Counterpoint (1934, coll. part.). Éric de Chassey met en balance planéité quasi picturale – à quoi on réduit souvent l'œuvre en raison de sa ressemblance avec l'art des peintres de l'expressionnisme abstrait – et tactilité, et conclut en faveur de cette dernière. Il croit pouvoir déceler dans la « vulgarité », entendue dans son esprit comme valeur positive, le marqueur signant un refus tout américain de Smith des conventions et des bonnes manières esthétiques. Ann Hindry s'efforce au contraire d'affronter un paradoxe, celui de l'artiste en « grand Solitaire » et de l'homme avisé de la tradition européenne, qui cherche à toute force à s'en affranchir. Rosalind Krauss, qui mena à bien la première monographie sur l'artiste (1971) et le catalogue raisonné (1977), rappelle l'épisode fâcheux de Clement Greenberg faisant ôter, en exécuteur testamentaire abusif, la peinture des dernières sculptures de Smith, parce qu'il donnait là l'impression de sortir de l'expression propre de son média. Scandale qu'elle avait en son temps dénoncé, préférant pour sa part voir en Smith le précurseur de sculpteurs postmodernes comme Richard Serra.
La documentation, très complète, tant pour les photographies prises par Smith que pour l'anthologie des textes qui y figure, vaut par d'admirables textes de l'artiste, dont on peut rappeler qu'ils sont parus en traduction française dans la collection « Écrits d'artistes » de l'E.N.S.B.A. à l'occasion de l'exposition en juin 2006.
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Écrit par
- Thierry DUFRÊNE : professeur d'histoire de l'art contemporain à l'université de Paris-X-Nanterre
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