ROMAN ART

Le terme d'art roman aurait été employé pour la première fois, en 1818, par l'archéologue normand Charles Duhérissier de Gerville, dans une lettre à son ami Auguste Le Prévost. Jusque-là, on avait qualifié indistinctement de « gothiques » toutes les manifestations de l'art médiéval. Cette meilleure compréhension des choses est à mettre à l'actif du romantisme, car elle répond à l'intérêt spécial que celui-ci accordait au Moyen Âge. Mais on ne s'étonnera pas non plus que le nouveau concept ait été forgé en Normandie, c'est-à-dire dans une province alors plus librement engagée dans la recherche et la réflexion archéologiques que les milieux parisiens prisonniers de l'académisme. Le choix du mot « roman » impliquait par ailleurs une idée particulière du phénomène historique auquel on l'appliquait. Il s'agissait d'établir un parallèle entre le développement artistique et l'évolution linguistique. De même que les langues romanes étaient issues du latin, de même l'art roman aurait prolongé les traditions romaines jusqu'à la naissance du gothique.

Bien qu'on ait conservé le terme de roman, la réalité qu'il recouvre apparaît de nos jours bien différente. Par rapport à l'héritage de Rome, l'art roman se définit autant par une rupture que par une continuité. Entre lui et le Bas-Empire prennent désormais place les formes propres à l'Europe des invasions et à l'art carolingien. Surtout, l'on sait maintenant que l'art roman constitue un véritable style, possédant son unité profonde et son dynamisme propre. On découvre en lui le premier grand style de l'Occident chrétien.

Le premier âge roman

On fixera autour de l'an mille l'entrée en action des forces novatrices ayant présidé à la naissance du style roman. Les contemporains en avaient conscience lorsqu'ils observaient, avec le chroniqueur Raoul Glaber, le blanc manteau d'églises dont se vêtait alors l'Occident. C'était comme un printemps : « On eût dit que le monde lui-même se secouait pour dépouiller sa vétusté. » Cependant, même si un certain nombre de conquêtes artistiques décisives se réalisent dès la première moitié du xie siècle et si parallèlement s'affirment les techniques correspondantes, on se gardera d'exagérer la portée des nouveautés à ce premier stade du développement. C'est ainsi que les forces de la tradition demeurent encore suffisamment puissantes pour imposer aux mutations leurs cadres géographiques.

Le premier art roman méridional

En 1928, et encore en 1930, l'archéologue catalan J. Puig i Cadafalch attira l'attention sur un ensemble de phénomènes propres à la partie occidentale de la Méditerranée, de la Dalmatie à la Catalogne, c'est-à-dire des frontières du monde byzantin à celles de l'Islam ibérique. Là serait apparu au début du xie siècle un premier art roman caractérisé aussi bien par ses techniques que par la particularité de son décor mural.

Il s'impose d'abord par ce décor. Bâties en pierres éclatées au marteau pour imiter les constructions de briques, ses églises sont à peu près uniformément revêtues à l'extérieur d'une parure d' arcatures très plates dénommées «   bandes lombardes ». Entre des pilastres étroits, connus sous le nom italien de «   lesènes », se développe un nombre variable de petits arcs qui animent faiblement la partie supérieure des murs. Ce motif, qui est plus particulièrement réservé aux absides, peut aussi gagner les murs latéraux de la nef. Parfois il s'enhardit à escalader les rampants du pignon d'une façade. Les arcatures sont fréquemment accompagnées d'une suite de niches aveugles ou de bandes de dents d'engrenage, offrant au-dessous des corniches des contrastes plus appuyés aux jeux de l'ombre et de la lumière.

Nef de Notre-Dame-la-Grande, Poitiers - crédits :  Bridgeman Images

Nef de Notre-Dame-la-Grande, Poitiers

Les programmes architecturaux de cet art de maçons ne sont guère plus ambitieux que son décor mural. La nef unique, terminée par une abside semi-circulaire, suffit aux besoins liturgiques des paroisses rurales. On lui adjoint souvent un transept lorsqu'il s'agit de l'église d'un prieuré. Quant à la basilique à collatéraux, elle répond aux programmes les plus solennels, ceux qu'exigent les abbatiales et les cathédrales. Dans tous les cas, on assiste aux progrès de la voûte, à commencer par les cryptes, dont la grande vogue autour de l'an mille correspond à l'essor du culte des reliques. À Saint-Martin-du-Canigou, une abbatiale construite sur les pentes de la montagne sacrée des Catalans, la crypte est une véritable église à trois vaisseaux, entièrement couverte de voûtes d'arêtes. Peu experts dans leurs premiers essais, qui correspondent aux travées orientales de l'édifice, les constructeurs ne tardent pas à se rendre maîtres de leur technique. Une réflexion sur le rôle des supports les conduit à abandonner la colonne monolithe de la basilique charpentée pour la pile cruciforme. Ce travail de mise au point s'achèvera en moins d'une génération en Catalogne. Au milieu du xie siècle, de grands édifices, comme Saint-Vincent de Cardona, encore en Catalogne, sont entièrement couverts en pierre, et ils offrent un échantillon de la plupart des types de voûtes : voûtes d'arêtes sur les collatéraux, berceau en plein cintre avec doubleaux pour la nef principale et coupole sur trompes à la croisée du transept.

Abbaye de Pomposa, Romagne, Italie - crédits : Liane Matrisch/ Panther Media/ Age Fotostock

Abbaye de Pomposa, Romagne, Italie

Des clochers accompagnent ces structures sans réellement s'y incorporer. Qu'il s'agisse de robustes tours, comme celle de l'abbatiale de Pomposa, établie dans les marais qui avoisinent le Pô, ou des sveltes campaniles de la région des lacs italiens, ils sont reliés aux églises sans entrer dans la composition de leurs masses. Souvent même, et plus particulièrement en Italie, ils demeurent parfaitement isolés. Le décor habituel de bandes lombardes et de dents d'engrenage conquiert ces hautes constructions pour en souligner les différents étages. En outre, les murs s'ajourent au fur et à mesure qu'on s'élève. D'abord simples meurtrières, les baies deviennent de grandes fenêtres avec des arcs doubles, puis multiples, appuyés sur de minces colonnes par l'intermédiaire de chapiteaux à forme pyramidale très caractéristique. Rien ne souligne mieux l'unité du style que ces magnifiques constructions aériennes, si semblables dans le nord de l'Italie et au cœur des Pyrénées catalanes.

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Leur présence ne saurait faire oublier, cependant, certaines différences par où s'expriment les diversités régionales. L'Italie du Nord, par exemple, continue à construire des baptistères isolés, alors que partout ailleurs s'opère le regroupement des activités liturgiques sous un même toit. Ses églises s'accommodent encore, à l'occasion, d'une couverture en charpente, qui peut s'appuyer sur de grands arcs diaphragmes en maçonnerie lancés au-dessus et au travers des nefs. Simultanément, on assiste à des recherches dans le domaine des voûtes nervées avec l'emploi de robustes arcs diagonaux de profil rectangulaire, qui sont de véritables ogives romanes. La Catalogne, quant à elle, se distingue par une faveur spéciale accordée à la coupole. Elle l'installe dans un massif polygonal, saillant à la croisée du transept, qui concourt avec bonheur à d'harmonieuses compositions de chevet.

Il conviendrait de suivre dans le sillon Rhône-Saône, et plus particulièrement en Bourgogne, la progression vers le nord des influences méditerranéennes et leur action dans des milieux particulièrement vivants, mais par là-même singulièrement complexes. L'abbatiale de Tournus, malgré l'usage important qu'elle fit des arcatures lombardes dans les parties les plus anciennes de la construction – après 1007 –, ne saurait être considérée comme une pure production du premier art roman méridional. Son massif occidental, puissante bâtisse à deux étages, représente un élément architectural ignoré de la Méditerranée. On en dirait autant de la grande église bénédictine de Saint-Bénigne de Dijon, commencée en 1002 par un homme qui joua un rôle éminent, aussi bien en ce qui concerne la réforme monastique au début du xie siècle que dans l'histoire de l'architecture contemporaine : l'abbé Guillaume de Volpiano, originaire de l'Italie du Nord. Ici, l'élément le plus singulier de l'édifice se trouvait à son extrémité orientale, où existait une vaste rotonde à double déambulatoire et à deux étages, surmontant une crypte. Cette dernière, aussi vaste qu'une église, est malheureusement tout ce qui subsiste de cet ensemble exceptionnel. À côté de ces édifices exceptionnels, la Bourgogne offre encore des édifices plus modestes, dont la silhouette évoque le premier art roman de Lombardie et de Catalogne, qu'il s'agisse de la massive tour de croisée de Chapaize, dans la région de Tournus, ou du chevet de l'église Saint-Vorles, à Châtillon-sur-Seine.

La Cattolica - crédits : G. Berengo Gardin/ De Agostini/ Getty Images 

La Cattolica

Le premier art roman méridional est sans doute celui qui a le plus hérité de Rome. Les bandes lombardes dérivent des puissantes arcatures murales qui renforçaient les constructions milanaises paléochrétiennes. Simplement cet élément, de valeur architectonique certaine à l'origine, a-t-il pris par la suite, et conformément à une évolution qu'il est possible de suivre dans les églises des Grisons, une qualité purement décorative. Cependant, ce courant occidental et romain s'est grossi d'apports byzantins et orientaux plus ou moins importants selon les régions. Ceux-ci s'affirment avec une netteté particulière en Italie centrale et méridionale, des Marches à la Calabre. Un monument comme la Cattolica de Stilo, avec sa structure cruciforme, ne diffère en rien des édifices contemporains de Grèce. La coupole centrale est épaulée par quatre berceaux, cependant que des coupolettes se nichent entre les bras de la croix.

L'architecture ottonienne

Ce sont des traditions fort différentes qui prévalent au-delà des Alpes, dans le monde ottonien et post-ottonien. Ici, l'héritage carolingien s'affirme avec éclat, sous des formes impériales, toujours marquées du signe de la grandeur. Parmi les mécènes figurent les empereurs eux-mêmes, comme les Ottons et Conrad II, ou des prélats appartenant à leur entourage immédiat, qu'il s'agisse de Brunon de Cologne, frère d'Otton le Grand, ou de Bernward, qui fut le précepteur du jeune Otton III, avant d'occuper le siège de Hildesheim de 993 à 1022. Développée entre le milieu du xe et la seconde moitié du xie siècle, l'architecture ottonienne représente d'une certaine manière la liquidation d'un passé, mais elle concourut également à la création de l'art nouveau. On peut dire qu'elle est installée entre deux mondes.

À un courant « romain » se rattache l'usage de la structure basilicale, avec ou sans transept, dont l'admirable ruine de Hersfeld sur la Fulda, au sud de Cassel (à partir de 1040), constitue le plus bel exemple. Cependant, il s'y ajoute fréquemment une « double polarité » remontant à l'époque carolingienne. On entend par là qu'à l'extrémité occidentale de la nef se dresse une construction vigoureuse équilibrant en quelque sorte les masses du chevet. Il s'agit d'une contre-abside ou d'un «   massif occidental », dont la destination originelle était funéraire ou liturgique. De plus en plus, cependant, les qualités esthétiques de ces constructions auront tendance à l'emporter sur une signification religieuse plus ou moins obscurcie.

Saint-Michel, Hildesheim - crédits :  Bridgeman Images

Saint-Michel, Hildesheim

La transition avec l'époque carolingienne est assurée par deux édifices essentiels. Saint-Pantaléon de Cologne, un des chefsd'œuvre de l'architecture de l'an mille, illustre une formule de massif occidental à plan central. Il comprend une tour carrée, flanquée au nord et au sud par des dépendances, et précédée d'un porche à l'ouest. À l'étage de la tour sont conservées des tribunes aux piles trapues. À l'abbatiale Saint-Michel de Hildesheim (1001-1033) apparaît un type de massif occidental transversal, en l'occurrence un transept véritable, identique au transept oriental. Les deux pôles ne différaient que par les chapelles greffées sur ces transepts : à l'est, trois absidioles peu saillantes ; à l'ouest, une abside unique, vaste et profonde, établie sur une crypte.

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L'architecture ottonienne se recommande par l'ampleur de ses monuments et une organisation savante des masses architecturales, où les tours des clochers, diversement implantées, tiennent une place importante. Par contre, elle se montre assez peu sensible aux recherches d'élégance. Ses partis les plus rares, ceux qui adoptent le plan central, ne représentent souvent que des imitations rustiques d'édifices carolingiens. C'est notamment le cas de l'abbatiale d' Ottmarsheim en Alsace, consacrée en 1049 par le pape Léon IX. Placé sous le vocable de la Vierge, ce sanctuaire reproduit, avec des moyens modestes, la structure savante de la chapelle de Charlemagne à Aix. Une place à part doit cependant être réservée à la grande église Sainte-Marie-au-Capitole de Cologne (vers 1048-1065), qui dessine sur le sol un plan triconque avec déambulatoire. À peu près entièrement détruite en 1944-1945, elle a été reconstruite pour conserver le souvenir d'un modèle souvent imité et qui fixa en quelque sorte le style de l'art roman colonais.

Les édifices grandioses mais froids du monde germanique accueillent volontiers un décor extérieur d'arcatures, assez semblable à la parure murale du premier art roman méridional. On discute encore sur le point de savoir s'il s'agit d'une contamination de l'art ottonien par l'art roman de la Méditerranée, ou si cette organisation murale ne résulte pas d'une évolution parallèle à celle du premier art roman du midi, effectuée à partir de monuments allemands de basse antiquité.

La première architecture romane dans la France du Nord

À l'instar de l'Allemagne ottonienne, la France du Nord affiche dans la première moitié du xie siècle un goût marqué pour des formes architecturales héritées de l'époque carolingienne, mais, simultanément, elle se montre ouverte aux besoins nés des dévotions nouvelles, c'est-à-dire principalement celles qui touchent à l' eucharistie et aux reliques des saints.

Jusque-là, l'eucharistie était un acte essentiellement social, ou tout au moins communautaire. Il tend à devenir un élément de la vie intérieure. Les moines, qui ne recherchaient pas le sacerdoce au début du monachisme bénédictin, se font désormais ordonner prêtres pour consacrer personnellement le pain et le vin au corps et au sang du Christ. Cette pratique a pour effet de multiplier les autels secondaires, de préférence dans une zone proche de l'autel principal.

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Par ailleurs, une véritable faim de reliques gagne l'Occident tout entier, et leur multiplication par achat ou par dépeçage a pour effet, au même titre que la ferveur envers l'eucharistie, de pousser à la construction de chapelles à proximité immédiate de l'abside des églises.

Cependant, l'esprit roman naissant désire passionnément réunir tous ces sanctuaires secondaires dans un espace unifié. Ainsi voit-on apparaître deux formules nouvelles de chevets, appelées à un grand avenir.

Une première solution, la plus simple, consista à approfondir le chœur liturgique et à le flanquer d'absidioles échelonnées communiquant avec lui par des arcades et s'ouvrant en outre, comme le chœur lui-même, sur un long transept. On s'accorde à donner à ce type de chevet le nom de « bénédictin », non seulement parce que sa naissance se situe à Cluny, dans l'abbatiale de Saint-Mayeul (950-963), mais aussi parce que sa diffusion, qui fut considérable en Europe, suivit les progrès de l'ordre clunisien.

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Simultanément se mettait en place une autre formule, qui présentait l'avantage supplémentaire de faciliter l'accès des pèlerins aux corps saints, tout en préservant la tranquillité du chœur liturgique. Il s'agit du déambulatoire à chapelles rayonnantes, où l'on reconnaîtra une des créations les plus élaborées et les plus somptueuses de l'architecture médiévale. Ce parti architectural fut mis en place dans le centre de la France dès la première moitié du xie siècle, mais ses premières réalisations n'ont pas survécu et elles ne sont plus guère connues que par les cryptes qui leur correspondaient et qui offraient le même plan.

Pour les nefs, on demeura fréquemment fidèle au parti basilical, avec ou sans transept, avec ou sans tribunes. C'est la variante avec tribunes et transept que choisit en 1005 l'abbé Airard pour son abbatiale de Saint-Remi de Reims. Il ne la vit pas achevée, et l'honneur de la consécration revint à son successeur, l'abbé Thierry, en 1049. On reconnaît sous l'actuelle armature gothique les traits distinctifs du noble édifice de la première moitié du xie siècle. La nef à éclairage direct, sur laquelle s'ouvrent de profondes tribunes, communique avec les collatéraux par de larges arcades supportées par des colonnettes aux chapiteaux de stuc. Ces derniers se prolongent même dans les bras du transept. Curieusement, ce programme ambitieux se terminait par une simple abside, comme l'ont établi des fouilles effectuées au xixe siècle. Il semblait cependant appeler un chevet à déambulatoire. De fait, la rencontre entre la nef à tribunes et le chevet à déambulatoire n'allait pas tarder à se produire, et cet événement représente en quelque sorte l'acte de naissance de la grande église romane pleinement constituée. Cependant, à Saint-Étienne de Vignory, une des manifestations les plus émouvantes du premier art roman septentrional, le déambulatoire archaïque, de peu postérieur à 1050, ne couronne pas une nef à tribunes. L'étage de claire-voie établi entre les grandes arcades et les fenêtres hautes ouvre tout simplement sur les collatéraux.

Premiers essais de sculpture monumentale

La première architecture romane est souvent accompagnée d'une sculpture monumentale, qui se libère progressivement, elle aussi, des errements du passé. On considère actuellement que les trois premiers quarts du xie siècle furent d'une importance capitale pour l'essor de cette technique.

Il s'agit parfois d'une interprétation dans le marbre et la pierre et, pour le décor extérieur d'un monument, de motifs empruntés au mobilier religieux et plus généralement aux arts mineurs. Tel est notamment le cas des sculptures roussillonnaises en marbre de la première moitié du xie siècle. Les linteaux de Saint-Genis-des-Fontaines et de Saint-André-de-Sorède, ainsi que la croix du tympan d'Arles-sur-Tech, se rattachent à une production de tables d'autel demeurée ininterrompue dans la province ecclésiastique de Narbonne depuis l'époque carolingienne. Cependant, les sculpteurs ne s'installent dans cette tradition que pour la dépasser. Leur ambition ne se limite plus comme auparavant à reproduire quelques motifs décoratifs simples sur un objet mobilier. Elle s'emploie désormais à orner l'architecture elle-même, à l'aide d'un véritable décor de façade.

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Toute modeste qu'elle soit encore, cette expérience roussillonnaise mérite d'être signalée, car elle n'est pas unique. Vers le même moment, ou un peu plus tard, des entreprises analogues apparaissent dans la vallée de la Loire. À Azay-le-Rideau, il ne s'agit encore, comme à Saint-Genis-des-Fontaines et à Saint-André-de-Sorède, que de la représentation des apôtres sous des arcades. Par contre, au narthex de Saint-Mexme de Chinon, on ne comptait pas moins de soixante-dix dalles sculptées, disposées en sept registres. Ainsi naît un type de façade que la grande époque romane portera à sa perfection à la cathédrale d' Angoulême et à Notre-Dame-la-Grande de Poitiers.

Cathédrale Saint-Pierre, Angoulême - crédits : Peter Willi/  Bridgeman Images

Cathédrale Saint-Pierre, Angoulême

Notre-Dame-la-Grande, Poitiers - crédits :  Bridgeman Images

Notre-Dame-la-Grande, Poitiers

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Cependant, l'immense majorité des recherches précoces dans le domaine de la sculpture monumentale concerne les chapiteaux. Leurs auteurs ne sont rien d'autre que les tailleurs de pierre utilisés pour la construction des monuments. De ce lien congénital de dépendance à l'égard de l'architecture la sculpture romane tiendra son caractère à la fois le plus apparent et le plus constant : l'aisance avec laquelle elle s'intègre dans un programme architectonique pour en souligner les articulations et les points sensibles, à commencer par les endroits où des arcades prennent appui sur leurs supports, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur des édifices.

Les premiers chapiteaux romans se rattachent à deux traditions différentes. D'une part, ils s'inspirent du corinthien, connu soit directement à travers des modèles antiques, soit par l'intermédiaire d'interprétations plus ou moins dégénérées des époques pré-romanes. D'autre part, ils reproduisent un épannelage cubique d'origine byzantine, avec un décor couvrant de palmettes et de fleurons, ou même d'entrelacs. Les deux types d'œuvres coexistent souvent dans le même monument, comme à Saint-Pierre de Roda en Catalogne.

Très tôt, cependant, l'animal et l'homme lui-même se mêlent à ces motifs floraux et linéaires. L'apparition du second représente une véritable conquête, tant sont rares les antécédents dans les arts médiévaux antérieurs. Elle signifie qu'est désormais exorcisée la menace démoniaque qui pesait jusque-là sur la sculpture figurée, c'est-à-dire un héritage de peur et de colère remontant à l'époque des persécutions. La voie n'allait pas tarder à s'ouvrir aux grandes compositions historiées.

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Parmi les problèmes posés par les chapiteaux romans primitifs, le plus délicat demeure celui de la chronologie. Henri Focillon avait le sentiment que quelques ateliers du domaine royal capétien avaient joué un rôle de précurseurs. À Paris même, on a parfois daté de l'époque de l'abbé Morard (990-1014) les chapiteaux provenant de la nef de Saint-Germain-des-Prés et actuellement déposés au musée de Cluny. Ces œuvres se signalent par une diversité reflétant sans doute la variété des sources d'inspiration. Leurs auteurs imitèrent ici un chapiteau carolingien et là un bijou barbare. Ils réussirent une composition figurée complexe en partant d'un relief gallo-romain. Le métier acquiert une subtilité réelle pour représenter un Christ en majesté tout à la fois robuste et délicat. Tant de souplesse unie à tant de curiosité semble peu compatible avec la situation réelle de Paris autour de l'an mille. Comme l'a depuis longtemps demandé Jean Hubert, il conviendra de dissocier la construction de la nef et la sculpture des chapiteaux de l'érection de la tour, cette dernière seule appartenant à l'époque de l'abbé Morard.

On a aussi exagérément vieilli les chapiteaux de la crypte de Saint-Aignan d' Orléans en les rattachant globalement à une œuvre de restauration entreprise par le roi Robert le Pieux. Sans doute devra-t-on distinguer plusieurs groupes, qui ne sont pas nécessairement contemporains.

Au cœur des problèmes de chronologie se situe le célèbre porche de Saint-Benoît-sur-Loire. Un texte, maintes fois cité, parle d'une tour du monastère, construite – mais non achevée – par l'abbé Gauzlin (1005-1029), pour servir d'exemple à la Gaule entière. On a voulu mettre en relation cette tour avec le monument actuel et ses admirables sculptures. Ce serait admettre que ces dernières, et notamment la série des chapiteaux d'acanthes du rez-de-chaussée signés Umbertus, aient pu avoir été exécutées dans le premier tiers du xie siècle, hypothèse difficile à soutenir. Compte tenu de l'évolution ultérieure de la sculpture en Languedoc et en Bourgogne, une date proche de 1080 apparaît comme plus vraisemblable.

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On se gardera bien de négliger la Normandie dans cette étude des premiers essais de sculpture monumentale romane. Trop souvent on ne retient de cette province que le décor géométrique qui y triompha après que les Normands eurent conquis l'Angleterre. En fait, ce style abstrait avait été précédé d'intéressantes recherches dans le domaine de l'art figuratif, comme l'ont montré Louis Grodecki et Jean Vallery-Radot. Peut-être celles-ci ne sont-elles pas très éloignées des créations de Saint-Germain-des-Prés et, de toute manière, elles en offrent la complexité. À Bernay, par exemple, une série de chapiteaux « personnalisés » par la signature d'Isembardus s'inscrivent dans la lignée des chapiteaux cubiques avec taille en réserve, alors qu'un second groupe, un peu plus tardif, montre le retour au corinthien.

L'avance stylistique des arts dits mineurs

Jusque vers la fin du xie siècle, cependant, la pierre et le marbre ne tiennent encore qu'une place relativement modeste dans les créations des arts du décor. Ils sont loin d'avoir détrôné des matériaux plus somptueux, ou simplement des matériaux dont l'emploi était consacré par l'usage : métaux précieux, ivoire, mais aussi bronze et même stuc. Ce sont ces techniques qui, les premières, sont arrivées à la meilleure expression du style.

L'Allemagne ottonienne détient une avance considérable avec des productions de grande perfection, destinées directement à la cour impériale ou aux milieux gravitant autour d'elle. Une véritable « renaissance » ayant débuté dans la seconde moitié du xe siècle conduit insensiblement au style roman.

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L'inflexion nouvelle se manifeste de manière précoce dans une œuvre célèbre, la porte de bronze de la cathédrale de Hildesheim, que l'évêque Bernward fit exécuter en 1015. Chaque battant (4,72 m × 1,15 m) fut fondu d'une seule pièce, ce qui représente déjà pour l'époque une performance technique. Les divers panneaux historiés ressemblent à des miniatures fondues dans le métal, et cette façon de transposer des scènes d'une technique dans une autre produit des formes tranchées et tendues, annonciatrices de la nouvelle esthétique. Chez elles, la naïveté des attitudes et la vivacité des gestes, rythmés par la composition, unissent déjà avec bonheur l'abstraction et la réalité, comme le fera le style roman.

L'observation des ivoires fournirait des occasions de réflexions comparables. Ceux qui apparurent en Espagne, au milieu du xie siècle, présentent déjà la stylisation expressive des œuvres sculptées dans la pierre et le marbre cinquante ans plus tard. Il s'agit de pièces capitales et d'autant plus précieuses qu'elles sont parfaitement datées, ayant été données en 1063 par le roi Ferdinand Ier de Castille et la reine Sancie, son épouse, au monastère Saint-Isidore de León.

Le reliquaire principal (au trésor de Saint-Isidore) avait été exécuté en 1059. Il est décoré de plaques d'ivoire représentant les douze apôtres sous des arcades. Georges Gaillard a fort justement remarqué que « le relief aplati et comme vu en perspective, le dessin mouvementé des draperies, le modelé nuancé des surfaces, les têtes présentées de trois quarts, les traits physionomiques bien différenciés, tout ici annonce les apôtres du cloître de Moissac ».

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Un fort beau crucifix, qui faisait partie de la même donation, est actuellement conservé au Musée archéologique national de Madrid. Le corps du Christ, sculpté en ronde bosse, se détache sur une croix décorée des éléments les plus riches et qui établissent l'étroitesse des rapports ayant uni l'atelier chrétien de León et les anciens ateliers musulmans de Cordoue et de Cuenca. Il y a là un jeu d'influences qui s'exercera encore sur la grande sculpture romane méridionale.

Le caractère visionnaire de la première peinture romane

Une autre technique bénéficia également de la supériorité que lui assuraient des siècles ininterrompus de pratique durant tout le haut Moyen Âge. Il s'agit de la peinture murale, qui affronte le second millénaire avec de hautes ambitions iconographiques.

La première place, au point de vue chronologique, revient peut-être aux peintures découvertes dans le baptistère de Novare, une cité épiscopale située à l'ouest de Milan. Autour du Christ en majesté, trônant dans la coupole, se développait toute une ronde apocalyptique. Elle ne nous est parvenue que sous une forme très fragmentaire, mais elle constituait à l'origine un cycle complet. Rome avait dès le ve siècle illustré la vision de saint Jean dans des fresques et des mosaïques, mais ces premiers cycles ont été détruits. Il convient donc de faire appel aux manuscrits pour connaître les représentations antérieures de ces thèmes. C'est un des chefs-d'œuvre de la peinture ottonienne, l' Apocalypse de Bamberg, exécutée peu après l'an mille, qui paraît à Janine Wettstein l'œuvre la plus proche du cycle piémontais contemporain.

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Le thème du Jugement dernier, qui est lié aux visions apocalyptiques, apparaît dans le prestigieux ensemble de Saint-Vincent de Galliano, près de Cantù (au sud de Côme). Le Christ est figuré debout dans l'abside, encadré par deux anges intercesseurs présentant la petitio et la postulatio. D'une manière assez peu courante, la peinture est datée avec suffisamment de précision. Une inscription qui fixe à 1007 la consécration de l'édifice fournit aussi le nom du fondateur, le clerc Ariberto di Intimiano. Il n'était alors que sous-diacre de l'Église milanaise, mais un an plus tard il fut appelé à occuper le siège des archevêques de cette ville.

Galliano est l'œuvre de plusieurs mains. On attribuera au maître principal les figures de l'abside, et notamment le donateur et les archanges. Ce sont des réalisations splendides, mais qui demeurent encore pleinement fidèles à des formes et à des procédés antiques. Par contre, lorsqu'on passe à la nef, avec des compositions qui ne sont pas obligatoirement plus tardives, l'ambiance change brusquement et l'on se trouve, comme l'a souligné André Grabar, en présence d'expériences typiquement romanes.

Cycle apocalyptique et thème de Jugement étaient unis dans les peintures que l'abbé Gauzlin avait fait exécuter, vers 1020-1030, au revers de la façade de l'église Saint-Pierre, au monastère de Saint-Benoît-sur-Loire. L'auteur fut un certain Oury – Odolricus –, moine de Saint-Julien de Tours. Ces peintures ont été détruites, mais Robert-Henri Bautier a pu en proposer une restitution convaincante, à partir d'une description donnée par le moine André de Fleury, dans une vie de l'abbé Gauzlin.

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Écrit par

  • : professeur émérite d'histoire de l'art à l'université de Toulouse-Le-Mirail

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Nef de Notre-Dame-la-Grande, Poitiers - crédits :  Bridgeman Images

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Abbaye de Pomposa, Romagne, Italie - crédits : Liane Matrisch/ Panther Media/ Age Fotostock

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    Le Beatus de San Millán de la Cogolla est le plus complet des trois copies réalisées dans ce monastère de la Rioja. L'ouvrage, conservé à la Real Academia de la Historia de Madrid, est composé de 282 feuilles de parchemin et mesure 355 × 240 mm. On pense qu'il a été commencé vers 1010, mais l'ouvrage,...

  • BESTIAIRES

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    Le bestiaire roman, puissamment original, peut cependant être analysé comme un amalgame de plusieurs inspirations : les thèmes plastiques se réfèrent aux motifs orientaux, transmis parfois par plusieurs relais, tandis que les thèmes iconologiques se laissent expliquer, soit par la tradition biblique,...
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