ERNAUX ANNIE (1940- )
Carte mentale
Élargissez votre recherche dans Universalis
Du monologue intérieur au récit de filiation
Née le 1er septembre 1940 à Lillebonne, Annie Ernaux, née Duchesne, passe son enfance et sa jeunesse à Yvetot, dans un milieu modeste de Normandie dont elle s’émancipe par son parcours universitaire. Elle est très tôt sensible aux questions féminines qui se développent dans les années 1970. Ses premiers livres (Les Armoires vides, 1974 ; Ce qu’ils disent ou rien, 1977 ; La Femme gelée, 1981) mettent le monologue intérieur prisé par le nouveau roman au service d’une sourde colère. Les thèmes centraux de l’œuvre sont déjà présents : étudiante tiraillée, durant son avortement clandestin, entre la honte éprouvée pour son milieu d’origine et le désir mal consenti envers celui auquel elle aspire ; affres d’une adolescente ; charge mentale d’une femme qui s’était crue l’égale de son mari et qui doit affronter le partage inégal des tâches domestiques. Mais l’acuité de ces problématiques déborde vite le romanesque censé les exprimer, qui nuit à l’authenticité du propos et à la possibilité d’en développer l’analyse. Ernaux adopte alors une écriture plus propice à accueillir ses préoccupations sociales et critiques. Deux ensembles se constituent peu à peu : l’un qui interroge l’origine familiale et creuse l’expérience intime, l’autre qui s’attache à l’observation du réel extérieur.
La Place (1983) marque ce tournant décisif de l’œuvre. Au décès de son père, Annie Ernaux décide d’écrire « sa vie et cette distance venue à l’adolescence entre lui et [elle]. Une distance de classe, mais particulière, qui n’a pas de nom. Comme de l’amour séparé ». L’écrivaine devenue professeur de lettres prend conscience d’être ce que les sociologues appellent « une transfuge de classe ». Restituer le trajet de ses parents devient le détour nécessaire pour se comprendre. En infléchissant l’investigation de l’intériorité vers celle de l’antériorité, l’écrivaine invente le récit de filiation, destiné à devenir une forme littéraire majeure de la littérature contemporaine.
Ernaux fonde ainsi une éthique de la restitution, qui récuse non la littérature, mais ses artifices : « Depuis peu, je sais que le roman est impossible. Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre d’abord le parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de “passionnant”, ou d’“émouvant” » (La Place). Ce « n’est pas une biographie, ni un roman naturellement, peut-être quelque chose entre la littérature, la sociologie et l’histoire », précise-t-elle dans Une femme (1987), consacré à sa mère : « Mon projet est de nature littéraire, puisqu’il s’agit de chercher une vérité sur ma mère qui ne peut être atteinte que par des mots. (C’est-à-dire que ni les photos, ni mes souvenirs, ni les témoignages de la famille ne peuvent me donner cette vérité.) Mais je souhaite rester, d’une certaine façon, au-dessous de la littérature. » Recueil plutôt que narration chronologique, le récit de filiation rassemble ainsi des traces biographiques – des « biographèmes », selon le mot de Roland Barthes – dans le désordre de leur venue ou de leur remémoration, et récuse tout « récit qui produirait une réalité au lieu de la chercher » (La Honte, 1997).
1
2
3
4
5
…
pour nos abonnés,
l’article se compose de 4 pages
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par :
- Dominique VIART : professeur des Universités, université Paris Nanterre, Institut universitaire de France
Classification
Autres références
« ERNAUX ANNIE (1940- ) » est également traité dans :
ERNAUX ANNIE (1940- )
Née à Lillebonne en 1940, Annie Ernaux grandit à Yvetot dans un milieu modeste. Après des études à l'université de Rouen, elle enseigne d'abord comme institutrice puis comme agrégée de lettres modernes. C'est avecLa Place (1983) qu'Annie Ernaux va toucher un vaste public : innombrables sont les lectrices et les lecteurs qui se sont reconnus dans ce récit d'une acculturation dou […] Lire la suite
LES ANNÉES (A. Ernaux) - Fiche de lecture
Célèbre pour ses ouvrages à caractère autobiographique, des Armoires vides (1974) à La Place (1983), de Passion simple (1992) au Journal du dehors (1993), Annie Ernaux, née au début de la Seconde Guerre mondiale, a pu apparaître comme […] Lire la suite
LA HONTE et JE NE SUIS PAS SORTIE DE MA NUIT (A. Ernaux) - Fiche de lecture
En règle générale, une autobiographie trouve son énergie dans le narcissisme du sujet et cède aux leurres gratifiants de la fiction. Rien de tel dans l'entreprise d'Annie Ernaux (née en 1940) qui, depuis La Place (1984), renonce ascétiquement au roman, à ses pompes et à ses œuvres. Cinq […] Lire la suite
LA PLACE, Annie Ernaux - Fiche de lecture
Récit autobiographique publié en 1983 par Annie Ernaux, La Place connaît aussitôt un vif succès et obtient, quelques mois plus tard, le prix Renaudot. Après Les Armoires vides (1974), Ce qu'ils disent ou rien (1977) et La femme gelée (1981), il s'agit du quatrième livre de l'auteure, sans doute l'un des plus connus. Av […] Lire la suite
MÉMOIRE DE FILLE (A. Ernaux) - Fiche de lecture
L’entreprise d’écrire d’Annie Ernaux a commencé il y a plus de quarante ans. Paru en 2011, Écrire la vie rassemblait, des Armoires vides (1974) aux Années (2008), l’essentiel d’une œuvre dont le territoire est « la vie telle que le temps et l’Histoire ne cessent de la changer, la détruire et la renouveler ». L’autobiographie permet ici d’ […] Lire la suite
LEURS ENFANTS APRÈS EUX (N. Mathieu) - Fiche de lecture
Dans le chapitre « L’impossible transmission » : […] Leurs enfants après eux évoque des transmissions manquées, des héritages qui ne se font pas. Ou, plutôt, il décrit l’héritage du ratage et de la solitude. Autant dire que, dans ce lieu et ces circonstances, l’école républicaine, celle du mérite et de l’ascenseur social, a depuis longtemps perdu toute once de prestige, même symbolique. L’opposition de classes a fortement joué. Steph et son amie Cl […] Lire la suite
ROMAN - Le roman français contemporain
Dans le chapitre « Récits de filiation » : […] Mais l’écriture de soi suit parfois d’autres détours, qui préfèrent passer par l’évocation d’autrui : on a vu en trois décennies s’imposer les « récits de filiation » et les « fictions biographiques ». La psychanalyse a ruiné le projet d'une autobiographie lucide : comment prétendre accéder à son inconscient ? Comment franchir la césure du refoulement ? C'est aux premiers âges que se façonne la p […] Lire la suite
Voir aussi
Pour citer l’article
Dominique VIART, « ERNAUX ANNIE (1940- ) », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 02 février 2023. URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/annie-ernaux/