ANALYSE & SÉMIOLOGIE MUSICALES
La conception tripartite de la sémiologie musicale
Le recours aux modèles linguistiques et l'utilisation de la psychologie expérimentale reposent, comme on l'a montré, sur deux conceptions ontologiques opposées de la musique : la première la traite comme un système de formes pures, la seconde comme un objet immergé dans le vécu humain. Il y a du vrai dans les deux positions, et c'est ce que tente de démontrer la théorie tripartite de la sémiologie due à Jean Molino. Conçue pour n'importe quel type d'œuvre ou de pratique humaine, elle a été exposée pour la première fois à propos de la musique (J. Molino, 1975). Selon cette théorie, les domaines que la sémiologie étudie sont des faits symboliques dans la mesure où il n'y a pas de textes ou d'œuvres musicales qui ne soient le produit de stratégies compositionnelles (ce qu'étudie la poïétique) et qui ne donnent lieu à des stratégies perceptives (que doit prendre en charge l'esthésique). Entre les deux se situe l'étude du niveau neutre ou immanent, c'est-à-dire l'étude de structures dont on ne préjuge pas a priori qu'elles sont pertinentes poïétiquement ou esthésiquement.
Un exemple permettra de comprendre pourquoi l'analyse du niveau neutre – une notion bien controversée qui a suscité de nombreuses critiques et polémiques – est nécessaire entre les deux autres pôles. Qu'est-ce que le style musical ? De toute évidence, la récurrence de traits inscrits dans la texture sonore : il est donc possible de les repérer et de les inventorier. Tel est l'objectif de l'analyse du niveau neutre. Mais cet inventaire de traits ne correspond pas nécessairement à la façon dont le style est perçu, d'autant plus que la perception stylistique est orientée par des facteurs qui ne sont pas présents dans l'œuvre elle-même, comme la connaissance que nous avons de la place de la pièce dans l'œuvre globale du compositeur ou dans l'histoire de la musique. Déterminer les contours de cette perception – qui se présente le plus souvent comme une sélection des traits relevés par l'analyse du niveau neutre – est du ressort de l'analyse esthésique. Mais ni l'analyse du niveau neutre ni l'analyse esthésique ne nous disent comment le style considéré s'est formé : c'est à l'enquête poïétique de l'établir. Comme on le voit, si l'on veut rendre compte de la totalité du phénomène symbolique que représente une œuvre, il est nécessaire de décrire ces trois niveaux, et il faut pour cela faire appel à des méthodes, ou à des branches du savoir, déjà constituées : investigations historico-stylistiques, descriptions immanentes, analyses perceptives. Mais l'originalité – et la difficulté – de la conception tripartite, c'est de mettre ensemble des modes d'analyse hétérogènes qui relèvent de méthodologies qui se sont développées indépendamment les unes des autres.
Les premières tentatives d'analyse tripartite (Nomos Alpha de Xenakis par G. Naud, 1975 ; Densité 21,5 de Varèse par J.-J. Nattiez, 1982) sont encore imparfaites dans la mesure où la démonstration ne sera vraiment éloquente que lorsque chaque œuvre analysée aura été systématiquement immergée dans une ou plusieurs séries d'œuvres auxquelles elle est stylistiquement apparentée. C'est cette mise en série qui permet de définir le niveau de pertinence des traits observés dans l'œuvre. Comme la théorie de la tripartition a une portée générale, elle a pu être utilisée pour donner un nouvel éclairage – plus du point de vue de la musicologie que de l'analyse musicale strictement dite – à l'étude de problèmes musicaux bien connus. Dans un ouvrage entier, Jean-Jacques Nattiez s'est penché sur les différents niveaux de signification de la Tétralogie selon qu'on la regarde du point de vue des systèmes philosophiques auxquels Wagner fait appel, ou du point de vue du metteur en scène ou du chef d'orchestre (J.-J. Nattiez, 1983). La tripartition lui a également permis de montrer que, au-delà de son formalisme apparent, la conception esthétique de Hanslick varie selon qu'il traite de l'« œuvre en elle-même », de l'attitude du compositeur ou des réactions des auditeurs (J.-J. Nattiez, 1986). Dans une étude sur les critiques de Glenn Gould, Ghislaine Guertin (1983) a montré comment le contenu de ces critiques varie en fonction de la conception a priori que l'on se fait des œuvres interprétées et selon le poids qui est donné à telle ou telle variable, sélectionnée parmi toutes celles qui interviennent dans le fonctionnement symbolique de l'œuvre.
Si la théorie de la tripartition ne fait pas appel à une méthode qui lui soit propre, du fait qu'elle cherche à montrer à la fois la spécificité de chaque niveau et les relations qui s'établissent entre eux, elle conduit à thématiser une notion élaborée pour l'épistémologie de l'histoire (P. Veyne, 1971) et que Jean-Jacques Nattiez a, dans un premier temps, appliquée à l'analyse musicale (J.-J. Nattiez, 1985) : le concept d'intrigue. Une explication poïétique, une description immanente, une analyse perceptive font chacune appel à une certaine sélection de données, parmi toutes les données possibles qui sont, théoriquement, en nombre infini. Aussi cette sélection se fait-elle en fonction de l'intrigue appelée à en organiser les éléments retenus. Le fait de distinguer entre trois niveaux pour rendre compte d'une œuvre est en lui-même une intrigue, mais les modalités de la description propre à chaque niveau – dans le travail de Nattiez, le fait de traiter chaque paramètre séparément, par exemple (J.-J. Nattiez, 1987, 3e partie) – relève également d'une intrigue. Le prochain objectif de la conception tripartite de la sémiologie musicale sera de montrer comment l'intrigue opère sur une mise en série d'œuvres ou de phénomènes bien délimités.
On aura donc compris qu'il n'existe pas encore de démonstration empirique complète de cette approche : la sémiologie musicale n'est pas au bout de sa course. Mais il est possible d'illustrer une première utilisation pratique de la tripartition par rapport aux analyses musicales existantes. Trop rarement, chaque analyste tient pour acquis que l'intrigue qu'il a choisie, explicitement ou non, est suffisante. Parfois, il précise qu'il se place du point de vue du compositeur ou de celui de l'auditeur. Dans l'état d'éclatement où se trouve l'analyse musicale aujourd'hui, il est intéressant d'utiliser la tripartition pour déterminer quelle est la pertinence de chaque analyse particulière. Nous distinguons six cas de figure.
L'analyse du rythme du Sacre du printemps par Boulez est un parfait exemple de l'analyse immanente. Elle neutralise le poïétique, comme l'auteur l'indique explicitement : « Je n'ai pas prétendu ici découvrir un processus créateur, mais rendre compte du résultat, les rapports arithmétiques étant les seuls tangibles. Si j'ai pu remarquer toutes ces caractéristiques structurelles, c'est qu'elles s'y trouvent, et peu m'importe alors si elles ont été mises en œuvre consciemment ou inconsciemment » (P. Boulez, 1966, p. 142).
Dans l'analyse poïétique inductive, on part de l'observation des structures immanentes de l'œuvre et on en induit quel a dû être le processus compositionnel. Dans son analyse de La Cathédrale engloutie, par exemple, R. Réti (1961, pp. 194-206), observant l'importance des quintes et des quartes dans les motifs thématiques et le développement de la pièce, en tire la conclusion que ce sont là les « cellules génératrices » de l'œuvre.
Dans l'analyse poïétique externe, le musicologue part au contraire d'un document poïétique – lettres, propos, esquisses –, et il analyse l'œuvre à la lumière de ces informations extérieures à l'œuvre. Citon l'exemple de l'analyse stylistique de Beethoven par Paul Mies à partir de ses esquisses (P. Mies, 1929). De son côté, Leonard B. Meyer (1979) suggère un modèle poïétique du style fondé sur la reconstruction de la « matrice » de possibilités à partir de laquelle un compositeur innove en fonction de l'état du style laissé par ses devanciers.
On retrouve, mutatis mutandis, les deux mêmes cas de figure du côté de l'esthésique.
L'esthésique inductive est la plus couramment pratiquée, puisque le musicologue s'érige en conscience collective des auditeurs et décrète « que c'est ça que l'on entend ». Ce genre d'analyse se fonde sur l'introspection perceptive ou sur les connaissances générales que l'on a à propos de la perception musicale.
L'esthésique externe, elle, part d'une information recueillie auprès des auditeurs pour tenter de savoir comment l'œuvre a été perçue. C'est évidemment ainsi que travaillent les psychologues expérimentalistes.
Un grand nombre d'analystes considèrent qu'il n'y a pas lieu de distinguer entre la poïétique et l'esthésique, puisqu'il existe un « code tonal », notamment harmonique : il n'y aurait pas de différence entre la perception « intérieure » du compositeur et celle de l'auditeur. C'est sur une hypothèse de ce genre qu'est fondée la théorie harmonique de Heinrich Schenker et l'approche plus récente de F. Lerdahl et R. Jackendoff. Dans ce cas, les auteurs mettent le signe « égale » entre poïétique, niveau neutre et esthésique.
Pour notre part, s'il nous est permis de conclure par une vue personnelle, nous croyons que la sémiologie musicale fondée sur la tripartition a raison de reposer sur une hypothèse différente. En admettant que le code harmonique des œuvres classiques et romantiques, du fait de l'acculturation tonale, soit commun au compositeur et aux auditeurs, peut-on en conclure que la totalité de l'œuvre, stratifiée qu'elle est selon chacun de ses paramètres (harmonie, métrique, rythme, organisation des intervalles, phraséologie, etc.), est perçue selon des stratégies identiques à celles qui lui ont donné naissance ? Certes, il est pédagogiquement plus facile – et même nécessaire – de traiter l'œuvre comme si elle fonctionnait de façon homogène, mais du point de vue de la connaissance rigoureuse, il est possible que, ce faisant, on passe à côté de la complexité de son fonctionnement symbolique. Et c'est pour mieux comprendre la nature et les niveaux de l'antinomie entre le compositeur et les auditeurs que la sémiologie musicale tripartite aborde les œuvres comme elle le fait. Alors seulement elle est en mesure d'étudier ce qu'est vraiment la « communication » musicale dont on parle tant, sans vraiment connaître son degré de réalité. Quels que soient les résultats à venir, tel nous semble être, en tout cas, l'enjeu de cette sémiologie musicale tripartite encore tâtonnante : elle touche un problème particulièrement crucial à une époque de l'histoire de la musique où on se préoccupe de plus en plus de réconcilier les compositeurs et les auditeurs.
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Écrit par
- Jean-Jacques NATTIEZ : professeur titulaire de musicologie
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